Le juge, le manque et l’héritage

Culte du dimanche 22 novembre 2020
Prédication par le pasteur David Veldhuizen

Texte biblique : Matthieu 25,31-46

Ce dimanche est le dernier de l’année liturgique. Dans huit jours en effet, nous entrons dans l’Avent. Et en cette fin d’année pour l’église, depuis plusieurs semaines, nous sommes invités à relire des textes difficiles évoquant l’idée d’une fin des temps, d’un jugement dernier. Je vous propose d’aborder celui que nous venons d’entendre à partir de la notion de manque, notion qui traverse ce passage de l’évangile de Matthieu.

D’abord, pour remarquer que, quand nous pensons à une fin de l’histoire, à un jugement ultime, nous craignons de manquer, soit d’arguments pour nous défendre, soit de temps pour faire peser la balance du bon côté. Or dans le début du propos de Jésus, il y a une distinction entre le présent de ses auditeurs et le temps de la scène qu’il raconte. Le rassemblement et le jugement, ce sera après la venue du Fils de l’homme dans sa gloire et avec ses anges. En attendant, ce Fils de l’homme n’est pas encore là, sa gloire et ses anges ne sont pas rassemblés non plus, ils manquent. Et dans cette attente, les nations sont mêlées, confuses : moutons et chèvres sont dans le même troupeau. Il y a ici un manque de séparation, alors que, vous le savez, les paroles créatrices de la Genèse sont des paroles de distinction, de nomination. Ce manque de séparation est à garder en mémoire.

Nous arrivons ensuite à des manques plus visibles, qui seront énumérés deux fois. La première fois, ce seront des manques qui auront été comblés : manque de nourriture, manque de boisson, manque de foyer, manque de vêtement, manque de soins, manque de relations… La seconde, ces mêmes manques seront restés en l’état, béants, des potentiels inexploités. Car si la Bible nous met en garde contre le sentiment de sécurité par l’accumulation, contre l’aveuglement du trop-plein, contre l’idole de pouvoir disposer de tout, si elle nous propose des limites comme le sabbat ou l’année jubilaire, c’est bien parce qu’il y a un équilibre à trouver entre des besoins de base pour construire des êtres, et des désirs superflus qui encombrent et étouffent ; et donc, il y a des manques qu’il faut combler, car c’est vital, et d’autres qui doivent rester en creux, là aussi car ils sont nécessaires à notre existence.

Revenons à notre texte : ici, des besoins fondamentaux ont été soit pris en compte, soit ignorés. Quand les plus petits n’ont pas été reconnus comme égaux aux moins petits, quand l’amour fraternel a fait défaut, quand l’esprit de service a été perdu dans des prétextes, c’est un rejet de Jésus. Parole redoutable…

Un autre manque est extrêmement important dans la compréhension de ce texte. Au jour du jugement, les humains ne disposent pas, seuls, des explications qui leur permettent de donner du sens au tri qui est effectué. Surtout, pendant leur existence terrestre passée, ces mêmes humains ne seraient pas conscients des « règles du jeu ». Mais voilà une tension : car Jésus, qui ne fait que rappeler l’évidence de la solidarité fraternelle, déjà présente dans le Premier Testament, semble énoncer ici très clairement, justement, les « règles du jeu ». Qui peut encore les ignorer désormais ? En même temps, en nous rendant conscients des critères qui détermineraient le tri, c’est comme un redoutable piège qui nous est tendu. Qu’il va être difficile de ne pas s’enorgueillir des mains que nous aurions tendues, des ressources que nous aurions partagé ! Mais aussi, inversement, qu’il va être difficile de justifier les regards détournés du plus faible, la sourde oreille faite aux appels aux secours… Pour le dire autrement, il y a d’un côté, la tentation de bien agir pour nous sauver nous-mêmes. De l’autre, la résignation voire le fatalisme : comment éviter notre condamnation ultime alors que nous avons déjà rejeté le Christ de nombreuses fois et que nous le ferons encore ? Comment échapper à une éternité de souffrance, sans aucune perspective ?

Souvenez-vous, il y a quelques minutes, je vous disais qu’au début du texte, les troupeaux, les espèces n’étaient pas distinguées ; nous comprenons ainsi que le bon côtoie le mauvais, et inversement. Or cette confusion, elle n’est pas entre de bons humains et de mauvais humains, mais au cœur de chacune de nos existences individuelles. Il y a en nous de quoi être condamnés. Il y a aussi, pour nous, un héritage divin qui nous est accordé, le Royaume, pour chaque fois où les besoins vitaux de mon prochain, de l’autre, ont été pris au sérieux et ont suscité en moi des gestes d’hospitalité, d’écoute, de partage et de service. Oui, chacun de ces gestes ont de la valeur, et ceux à venir également.

La formule du Réformateur Martin Luther « à la fois pécheur et pardonné/justifié » prend ici toute sa résonance.

Alors que la Passion de Jésus est imminente, à quelques jours de l’anéantissement d’une logique de la rétribution, ce récit de l’évangéliste Matthieu enjoint à l’action concrète, sans arrières-pensées, ce qui n’empêche pas l’espérance d’une plénitude à venir. L’urgence, ici et aujourd’hui, est de me demander ce que je fais des besoins, des manques, de celle ou celui qui est à côté de moi, ce prochain et cet autre.

Le Christ est juste à côté, aujourd’hui, comme il l’a été hier, comme il le sera demain. Mais dans le passé, le présent et l’avenir, ne suis-je pas à la fois mouton et chèvre, à la fois serviteur désintéressé, compatissant, et individu inquiet, indifférent, à la fois en recherche et trop sûr de moi, à la fois pardonné et pécheur ? Oui, Dieu sait mes égoïsmes et mes chutes, qui pourraient me condamner, qui me condamnent à priori sans appel, définitivement. Mais Dieu me fait aussi confiance, car par sa grâce, je suis capable de faire le bien, sans préméditation. Depuis les origines, Dieu croit inébranlablement en ma capacité à être un frère, une sœur, pour les autres et un héritier de son amour. Parce que, aussi, depuis Pâques, les condamnations à mort sont surpassées par le pardon de notre Père. Au jugement, la confiance et l’amour de Dieu pour chacune et chacun surabonderont. Dès à présent, cette assurance illumine et renouvelle ma vie et mes choix. Amen.

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