Culte du dimanche 2 août 2020
Prédication par le pasteur David Veldhuizen
Texte biblique : Matthieu 14,13-21
Frères et sœurs,
C’est sûrement le deuxième repas le plus connu de la Bible, le premier étant le dîner que Jésus a partagé avec ses disciples avant la Pâque. Il est vrai que ces quelques pains et quelques poissons qui nourrissent plus de cinq mille humains ont de quoi marquer nos esprits. Alors que l’agriculture mondiale produit probablement de quoi subvenir aux besoins de toute l’humanité, plus d’un être humain sur dix n’a pas accès à une alimentation minimale satisfaisante, selon les chiffres 2018 du Programme alimentaire mondial. Autrement dit, le progrès technique ne suffit pas si les logiques d’appropriation sont plus fortes que le souci d’une répartition juste des moyens élémentaires de subsistance. L’histoire merveilleuse des cinq pains et des deux poissons confiés à Jésus, qui rend grâce pour ce « peu », puis qui les partage et les fait distribuer par ses disciples au point qu’une foule ait assez à manger, soit rassasiée, et laisse d’importants restes, cette histoire souligne l’absurdité de la faim dans notre monde. Mais nous sommes embarrassés. Pourquoi Jésus s’est-il arrêté en si bon chemin ? Pourquoi les disciples ont-ils, à travers les siècles, perdus la « formule magique » employée par Jésus ? Pourquoi nous-mêmes n’osons-nous pas accomplir les mêmes gestes de confiance que ceux qui ont donné les pains et les poissons, conscients qu’ils étaient à priori insuffisants, mais désireux quand même d’aider ces frères et sœurs en humanité qui avaient tant besoin de se mettre à l’écoute de Jésus ?
Bien sûr, ce partage du pain et des poissons a suscité de nombreuses interprétations symboliques, comme cette annonce de la Cène, d’une eucharistie (d’une action de grâces) ouverte sans distinctions ; ou encore sur la nourriture spirituelle que le Christ donne en telle abondance qu’elle excède les besoins d’une grande foule. Les douze paniers, pouvant représenter les douze tribus d’Israël, le lien avec le Premier Testament mais aussi l’entièreté de l’humanité.
Mais aujourd’hui, j’aimerais m’arrêter sur un déplacement peut-être moins connu que ce texte peut provoquer en nous. Dans les premiers versets de ce passage, de nombreux besoins sont mentionnés. Il y a celui de Jésus qui souhaite prendre un peu de recul alors qu’il vient d’apprendre que le roi a fait décapiter Jean-Baptiste pour faire plaisir à sa belle-fille. Mais la foule, qu’elle soit aussi troublée par ce crime commis sur ordre du roi, ou qu’elle ait une grande soif des paroles de Jésus (on peut penser à Esaïe 55), la foule a besoin d’être enseignée, d’être accompagnée, et de nombreuses personnes souffrent, en attente de guérisons. Alors que la journée touche à son terme, un nouveau besoin risque de devenir prioritaire, l’appel des ventres vides. Beaucoup s’étaient précipités hors de leurs villes pour ne pas manquer Jésus.
Une autre façon de considérer ces besoins est la notion de dépendance. Nous dépendons de la qualité de notre repos pour faire face à notre quotidien. Nous dépendons de notre entourage pour ressentir du réconfort. Nous dépendons des différentes expériences que nous faisons pour apprendre. Nous dépendons de soignants pour nous aider à lutter contre les maux qui affectent nos corps ou nos esprits. Nous dépendons de notre travail ou des systèmes de solidarité de notre société pour acheter les produits nécessaires à notre vie, et nous dépendons du travail de celles et ceux qui produisent et commercialisent ces produits.
En Matthieu 14, beaucoup semblent dépendre de Jésus. Mais la relation n’est pas à sens unique. Jésus a besoin, il dépend aussi, de ceux qui sont autour de lui. Il espère d’abord pouvoir prendre de la distance, aller au large avec ses amis proches. Plus tard, il dépend de ceux qui vont lui confier les quelques aliments disponibles, il dépend de son Père pour les bénir, il dépend de ses disciples pour les distribuer…
De leur côté, les disciples sont aussi bien conscients des besoins, des manques, de cette foule. Ils ont peut-être peur de ces liens de dépendance. Ils perçoivent probablement l’étendue des responsabilités qui pourraient devenir les leurs. Les disciples ont une idée, qui leur semble réaliste, et assez confortable pour eux. Pourtant, les mots employés par Matthieu suggèrent bien que cette solution est problématique : alors que les gens qui étaient rassemblés venaient de « villes », les disciples demandent à Jésus de renvoyer ces masses vers les « villages » les plus proches. Imaginez, un soir, vers 19h, dans un village de notre région, plusieurs centaines de personnes convergeant vers la boulangerie, l’épicerie… En quelques secondes, on se représente ce que ce « chacun pour soi » peut engendrer comme violences, comme débordements assez effrayants, en particulier pour les plus fragiles… Les disciples, eux, disposent d’une barque, probablement de filets, et plusieurs d’entre eux sont pêcheurs de métier : consciemment ou non, ils peuvent espérer bien se sortir de cette situation. Eux aussi sont certainement fatigués. Bref, le « chacun pour soi » ne leur coûterait pas beaucoup. Mais cette idée ne correspond ni au message ni au ministère de Jésus.
Les êtres vivants dépendent les uns des autres ? Nous voulons l’oublier. Adultes, nous refusons une situation qui nous paraît un retour en enfance. Mais plus les années passent, plus la réalité nous rappelle que l’autonomie peut n’être qu’une illusion. Pour beaucoup, faire le deuil de cette illusion est une vraie souffrance. La perte d’autonomie est douloureuse. De même, suite aux fragilités de nos systèmes de protection au niveau national, cela fait quelques mois que même les plus solides, mêmes les plus favorisés par les échanges internationaux semblent trouver de nouvelles vertus à une « souveraineté » plus locale. Le « chacun pour soi » et l’auto-suffisance sont toujours séduisants, mais ce sont des illusions. L’autonomie et la « souveraineté » ne sont pas des réponses adaptées aux dépendances qui nous lient les uns aux autres. Soyons réalistes, il y a forcément du partage, de l’entraide, de l’échange. Et retrouvons en effet une certaine sagesse, un certain « bon sens », en privilégiant ce qui est près de nous, ce sur quoi nous avons un impact.
Jésus, lui, met en avant le partage dans la confiance et surtout le service. Les disciples qui voulaient déléguer, en demandant à Jésus de renvoyer la foule, se voient mobilisés. D’abord, ceux qui sont dans le besoin n’ont pas à partir – et déjà, Jésus suggère qu’il va falloir s’entraider plutôt que de ne penser qu’à soi. Jésus rappelle ensuite aux Douze qu’ils n’ont pas été appelés pour une retraite hors des réalités, mais qu’ils sont envoyés dans le monde dont ils sont issus, et envers lequel ils ont des responsabilités. Ils ne peuvent pas s’extraire du monde, être indifférents à ses problèmes et besoins.
Ils constatent alors qu’ils n’ont que peu de ressources. Pas assez, pensent-ils, et nous pensons aussi bien souvent que nous n’avons pas le minimum nécessaire pour accomplir la mission qui nous a été confiée. Mais, en fidélité avec les rituels juifs, Jésus rend grâce pour ce peu. Car ce peu, c’est déjà un don, et l’histoire de la relation entre Dieu et l’humanité à travers les millénaires montre que Dieu n’a jamais fini de donner, d’offrir, au-delà de ce que nous pouvons compter. Arrive le premier temps du partage, entre les mains de Jésus vers les disciples ; puis le deuxième, des mains des disciples jusqu’aux mains des milliers d’hommes, de femmes et d’enfants présents. Les disciples sont encore témoins des douze paniers de restes qui sont emportés.
Les disciples espéraient se dégager d’une responsabilité qu’ils pensaient écrasante, ignorer les liens de dépendance qui unissent les vivants. Par la confiance, l’action de grâces, le partage, ils sont placés au service de leurs semblables. Le peu qu’ils pensaient avoir, ils l’ont risqué. Ce peu assumé et ce service accompli produisent un résultat : la foule représentant l’humanité est rassasiée. Loin d’une leçon de morale contre nos égoïsmes et nos paresses, Jésus nous invite dans cet épisode à assumer nos manques et nos besoins, il nous invite à accepter ces liens de dépendance et cette responsabilité de servir nos semblables. Le Christ révèle ainsi la plénitude de nos vies. Amen.