La bonne part, à saisir, aujourd’hui

Culte du dimanche 17 juillet 2022
Prédication par le pasteur David Veldhuizen

Texte biblique : Luc 10,38-42




Comme ils étaient en route, Jésus entra, lui, dans un village, et une femme du nom de Marthe l’accueillit dans sa maison. Elle avait une sœur nommée Marie qui, s’étant assise aux pieds du Seigneur, écoutait sa parole. Marthe s’affairait beaucoup dans son service. Survenue, elle dit : « Seigneur, cela ne te fait rien que ma sœur m’ait laissée seule pour le service ? Dis-lui donc de me venir en aide. » Le Seigneur lui répondit en disant : « Marthe, Marthe, tu te fais des soucis et tu t’agites pour beaucoup de choses. Une seule est nécessaire. Marie, en effet, a choisi la bonne part, celle qui ne lui sera pas ôtée. »

Traduction Elisabeth Parmentier et Sabine Schober

Frères et sœurs,

C’est l’une des conséquences surprises de la crise sanitaire, et surtout des mesures de protection qui ont bouleversé le quotidien de centaines de millions d’êtres humains. Les temps de confinements ont été l’occasion d’une prise de recul pour de très nombreuses personnes. Certaines ont constaté que ce qui remplissait leurs journées n’était pas aussi satisfaisant qu’elles pouvaient l’espérer ; que ce soit en terme de salaire, de reconnaissance sociale, d’épanouissement ou même de sens, beaucoup ont estimé que le compte n’y était pas. Aux États-Unis, cela a généré ce qui est maintenant appelé « la grande démission », avec de nombreuses personnes qui quittent non seulement leur emploi, mais le marché du travail. En France, le phénomène a moins d’ampleur et prend peut-être davantage la forme de reconversions. Dans les différents pays, les motivations de ces mouvements d’ampleur peuvent être multiples. Certains se sont rendus compte que leur métier n’avait pas d’impact sur la vie réelle. C’est ce que certains sociologues appellent les « bullshit jobs », dont l’utilité semble nulle. Les hommes et les femmes qui les exercent s’épanouiraient davantage et créeraient sûrement quelque chose de plus intéressant s’ils n’étaient pas dépendants de ces emplois. Par ailleurs, beaucoup d’autres ont bien conscience de l’utilité théorique de leur profession, mais les conditions d’exercice de leur métier sont tellement dégradées que ces personnes considèrent qu’en l’état, elles ne peuvent pas accomplir correctement leur mission. La course à la productivité et à la performance des dernières décennies aboutissent aux crises actuelles dans les métiers du soin, de l’éducation, de la justice et j’en oublie.

Oui, dans de nombreux domaines – il ne faut jamais généraliser complètement -, l’économique a pris le pas sur l’humain. Bien sûr, subvenir à ses besoins de façon autonome est associé à une certaine dignité, mais croire que chacun peut vivre indépendamment des autres, de la solidarité collective, cela est une illusion dangereuse. D’ailleurs, même la société de consommation essaie de nous faire croire que nous existons, nous avons de la valeur, parce que nous achetons, parce que nous produisons et consommons des biens marchands ou des services, c’est-à-dire dans des relations ici strictement réduites au commerce. Ce mensonge de la valeur d’une personne qui est déterminée par sa consommation a encore de beaux jours devant lui. Pourtant, il se fissure, car nous éprouvons et nous sommes témoins de la souffrance engendrée par un tel mode de pensée. Nos existences et nos relations ont infiniment plus de valeur que ce qui est mesuré par le marché. Et parfois, nous nous demandons si nous ne passons pas à côté de l’essentiel, de ce qui est vraiment important.

En Judée il y a deux mille ans, ce n’était pas la société de consommation telle que nous la connaissons aujourd’hui. Dans la scène que Luc nous raconte – c’est le seul des évangélistes à le faire – dans cette scène, Marthe présente cependant des points communs avec le questionnement moderne que je viens d’évoquer. Oui, Marthe est décrite comme prise dans un tumulte, une tempête intérieure, un brouhaha confus, elle est quasi-écartelée par des forces qui la dépassent. En fait, Marthe est victime de ces injonctions multiples, elle est privée de la capacité de faire certains choix, de se consacrer pleinement à une activité donnée et porteuse de sens. Par le biais d’une interpellation de Jésus, Marthe dirige sa frustration à l’encontre de sa sœur. Apparemment, Marthe réclame de l’aide, que Marie s’investisse également dans le travail qu’elle accomplit. Mais il est probable qu’elle regrette surtout de ne pas pouvoir faire comme Marie, non pas « ne rien faire », mais se mettre à l’écoute du Christ, se placer comme une disciple recevant l’enseignement d’un maître avant, à son tour, d’enseigner et de témoigner peut-être. Marthe exprime son ras-le-bol, mais celui-ci dépasse probablement ces quelques instants d’agitation alors que Jésus est chez elle. N’est-elle pas en train de croire qu’elle passe à côté de l’essentiel, de ce qui lui est vraiment nécessaire, que cela risque de lui échapper ?

En fait, frères et sœurs, ces quelques versets de Luc, qui ont connu une grande postérité, sont plus complexes qu’on le croit souvent, parce que nous ne pouvons pas être sûrs de l’enjeu. S’agit-il d’une question de répartition des tâches domestiques ? Il a beaucoup été dit que Marthe était débordée par la préparation du repas. Mais pour une fois chez Luc, il n’y a pas de mention explicite d’un repas. De plus, même en voulant honorer Jésus, Marthe avait probablement compris qu’il n’était pas intéressé par les marques conventionnelles de respect, donc par les plats sophistiqués, par un service de table soigné…

L’hypothèse de la répartition du travail n’est donc pas évidente. De fait, le terme grec pour parler de ses activités est celui de diakonia. Ce mot évoquait le service au sens de ministère, comme celui des diacres. L’apôtre Paul, par exemple, cite des femmes faisant diakonia, et ce faisant, il désigne des femmes aisées qui mettaient des ressources à la disposition des apôtres ou d’autres ministres. Pour le dire autrement, les femmes faisant œuvre de diakonia étaient comme des mécènes, des soutiens financiers comme nous en avons encore aujourd’hui pour certains ministères liés à l’Évangile. De plus, Marthe est présentée comme l’hôtesse, la maîtresse de maison, ce qui n’est pas courant à l’époque. On peut alors se demander si elle était veuve. Et dans ce cas, j’ai découvert récemment que pour certains chercheurs, le terme de « veuve » employé dans les épîtres dîtes pastorales, le terme de « veuve » renverrait à un type de ministère féminin dans les premières communautés chrétiennes, ministère dont les contours ne nous sont pas transmis, peut-être parce qu’ils faisaient débat…

Il est donc possible que Jésus rende ici visite à l’une des personnes qui lui permet de mener son ministère en subvenant à certains besoins. Un tel dispositif de soutien serait assez logique car nous ne savons pas comment Jésus et ses disciples pouvaient vivre, même frugalement, même sobrement, alors qu’ils se déplaçaient beaucoup. Dans ce cas, Marthe est une personne influente, probablement engagée dans de nombreuses activités pour la communauté, et ce sont peut-être toutes ces responsabilités qui la conduisent à ne pas pouvoir se concentrer sur ce qui est essentiel ou nécessaire.

Parlons maintenant un peu de Marie. Dans l’hypothèse d’une scène domestique, son attitude demeure étonnante : en effet, elle semble ne pas être consciente de la charge de travail de sa sœur ; de plus, elle se positionne, cela a déjà été dit, comme un élève écoutant un enseignant. Or elle est une femme et Jésus est un homme, et cela ne correspond pas aux traditions. Luc ne nous rapporte aucune de ses paroles, elle reste dans le silence… Est-elle donc un modèle ? Cela serait pourtant étonnant, tant les enseignements de Jésus et l’ensemble de la Bible nous encouragent à comprendre qu’une écoute de Dieu suscite, en conséquence, des actions concrètes : changement de comportement, témoignage, service de l’autre…

Jésus critique-t-il donc l’activisme de Marthe et lui recommande-t-il de prendre sa sœur comme exemple ? Non. Le Christ ne fait pas abstraction des responsabilités de son hôtesse. Mais il lui adresse une parole de salut. Oui, il y a quelque chose de nécessaire, et donc, elle n’est pas condamnée à s’épuiser dans une agitation absurde. Une bonne part, qui ne peut être ôtée, est à saisir.

Tout ce qui a précédé n’empêche pas qu’à cet instant, un choix soit posé, un choix d’une vie définie par le nécessaire, rien que le nécessaire, mais tout le nécessaire. De quoi ce nécessaire est-il constitué ? A en croire ce texte, il inclut le ressourcement et l’édification spirituelle. Mais il faut sûrement y ajouter ce qui relève du service de l’autre, de la relation à l’autre.

Alors oui, que nous soyons en activité, que nous évaluions nos activités passées, que nous soyons disponibles à la Parole de Dieu, nous pouvons peut-être tirer de ce passage de l’évangile de Luc une invitation à nous poser une question : puis-je choisir maintenant la bonne part, qui ne me sera pas enlevée, cette part qui est nécessaire pour que mon existence ait un sens ?

A cette question, le texte nous rappelle aussi que Jésus vient nous rencontrer, qu’il s’adresse à nous même si les conventions sociales ne l’avaient pas prévu, qu’il nous propose de ne pas nous perdre dans des comparaisons mais plutôt de prêter attention à ce que nous discernons comme prioritaire. Nous n’avons pas toujours fait le bon choix et nous le regrettons ? Peu importe. Jésus se tient près de nous, maintenant. Il nous présente maintenant une nouvelle occasion pour vivre le nécessaire. Il n’est pas trop tard. Alors, réjouissons-nous de pouvoir la saisir. Nous pouvons commencer à nouveau, avec Jésus, le Christ, comme guide et berger. Amen.

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