Culte du dimanche 19 juin 2022
Prédication par le pasteur David Veldhuizen
Texte biblique : Luc 9,10-17
Frères et sœurs,
Cet épisode des évangiles est tellement connu qu’aussitôt une question nous préoccupe : quelle actualité peut-il encore avoir, et même, que peut-il encore avoir de neuf à nous dire aujourd’hui ? Pour une fois, l’évangéliste Luc propose un récit moins détaillé que ses collègues, et ce qu’il garde nous conduit assez facilement à distinguer dans son texte un enseignement pour celles et ceux qui se rassemblent en église.
Les disciples ont été envoyés en mission, peu auparavant, pour proclamer le règne de Dieu et guérir les malades. Ils ont dû partir sans bagages inutiles, comptant sur l’hospitalité de ceux qu’ils allaient rencontrer, ou ne s’attardant pas chez ceux qui ne voulaient pas leur consacrer du temps. Envoyés, ils se sont donc éloignés physiquement de leur maître, ils sont devenus des apôtres, des associés à la mission du Christ. Après Pâques et la Pentecôte, n’est-ce pas aussi notre situation ? Nous pouvons sans hésiter nous reconnaître, nous considérer comme les successeurs des apôtres, des héritiers de leur mission.
Mais les voilà qui reviennent, certainement avec une multitudes d’expériences et d’anecdotes à partager. Car oui, il y a des temps d’envoi, d’éloignement d’un centre, et des temps de rassemblement, de rapprochement vers celui qui a envoyé. Et ce deuxième mouvement est accompagné par Jésus, qui cherche un lieu à l’écart pour que les retrouvailles puissent avoir lieu, pour qu’il puisse les écouter et probablement ensuite les aider à reprendre souffle et perspectives. Se retrouver, s’écouter, se ressourcer, se réorienter… Là aussi, ce sont des verbes qui pourraient bien correspondre à ce que nous voulons vivre dans nos communautés chrétiennes !
Mais le monde extérieur, ici représenté par « des foules », ce qui suggère des masses nombreuses et confuses, le monde extérieur s’invite dans ce mouvement de balancier. Il n’est pas possible de rester entre soi, dans un cocon. Faut-il fuir ? Jésus, lui, accueille les foules et prend à son compte la mission qui avait été aussi celle des Douze : enseigner et guérir. L’exemple qui nous est donné est celui de la considération du monde, y compris dans sa confusion et son nombre. Mais jusqu’à ce que le jour commence à baisser, c’est Jésus qui assure le travail. Les Douze ont été acteurs quand ils étaient en mission ; Jésus sait leur fatigue, et c’est lui qui se place en première ligne. On peut raisonnablement penser que Jésus parle et prend soin aussi bien des hommes et des femmes des foules que de ses disciples. Il ne s’agit pas ici de faire le choix des proches, connus, choisis, formés, appelés, contre les lointains, moins connus, moins impliqués, ou l’inverse… Non, Jésus essaie de s’occuper de toutes et tous. Aujourd’hui aussi, nous comprenons intuitivement que l’église n’a pas de sens si elle n’est que pour les uns ou si elle n’est que pour les autres. S’il nous est parfois plus difficile, concrètement, de manifester notre attention de façon égale au « noyau dur » des fidèles autant qu’aux parfaits inconnus, sans parler de celles et ceux qui nous connaissent mais restent à distance, nous aimerions bien pouvoir déployer autant d’efforts pour les foules que pour les plus engagés. Nous voulons croire en effet que Jésus nous y encourage.
Oui mais voilà, la nuit approche, et c’est comme si les disciples redevenaient des êtres humains bien ordinaires, très conscients des réalités matérielles, très conscients aussi de leurs besoins et de leurs envies. Vous le savez, quand la lumière baisse, certaines de nos aspirations sont dévoilées. Là, il va falloir que le rassemblement se disperse. Ils souhaitent probablement disposer, enfin, de leur temps privilégié avec Jésus, et peut-être aussi ont-ils faim et sommeil… Quoi qu’il en soit, leur responsabilité, c’est de n’en avoir aucune : oui, c’est à Jésus de renvoyer tout ce monde, c’est à Jésus de rappeler à chacune et chacun qu’il est responsable de son alimentation et de son repos. Il arrive parfois dans le débat public que certains tiennent les mêmes discours. Mais ces paroles n’ont pas pour objectif premier de permettre à ceux à qui l’injonction est faite de s’émanciper, d’être autonomes. Il s’agit plutôt, mais on l’assume moins, il s’agit plutôt de ne pas avoir à s’engager soi pour que l’autre puisse en effet se prendre lui-même en charge. L’urgence, pour les disciples, c’est de se débarrasser de ce monde extérieur, qui n’apporte rien et qui les prive de leur maître spirituel… Ces pensées nous sont-elles vraiment toujours étrangères ?
Vous vous en souvenez, le projet des disciples échoue. Jésus les prend à revers : vous vous agitez maintenant pour « avoir la paix » ? Eh bien, vous êtes responsables des besoins immédiats du monde ! Effectivement pris au dépourvu, les disciples objectent qu’ils n’ont pas grand-chose. Ils ne disent pas « nous n’avons pas assez », mais ils ont commencé à compter. Cinq pains, deux poissons – qui ici ne viennent pas d’un garçon –, et l’argent qu’ils ont dans leur bourse. Pour nourrir des foules indistinctes… Il s’agit que Jésus ouvre les yeux : ils ne vont pas y arriver… Nous aussi, quand la mission ou nos responsabilités nous sont rappelées de façon explicite, nous nous empressons de compter et de chercher justifications ou excuses pour expliquer pourquoi de tels objectifs ne sont pas raisonnables, pour expliquer en quoi nous risquons d’échouer, mais que ce ne sera pas de notre faute !
Sans contredire les disciples, sans nous contredire, Jésus donne quelques ordres concrets pour avancer dans la résolution de cette situation. Les Douze doivent transformer les foules chaotiques en groupes organisés, d’une cinquantaine de personnes environ, pour qu’elles s’asseyent. Plusieurs remarques : un groupe de cinquante, c’est nettement moins impressionnant que des milliers d’individus, on peut se présenter, apprendre à se connaître et à se reconnaître. Un groupe assis, de plus, c’est comme une tablée d’hommes et de femmes, de jeunes et de plus âgés, qui vont vivre un temps en commun, parler et échanger, ce n’est pas une file anonyme de bénéficiaires d’une distribution alimentaire ou d’une soupe populaire que chacun va consommer dans son coin. Non, c’est un repas communautaire, avec des disciples qui seront chargés du service. N’est-ce pas dire la dignité de chacun ? N’est-ce pas, aussi, tenir compte des faims et soifs relationnelles des uns et des autres ? Oui, dans cette organisation, l’anonyme que je voudrais éloigner ou de qui je crains l’appétit devient un compagnon de table avec qui je vais partager de la nourriture, quelle qu’elle soit… C’est l’une des raisons pour lesquelles une communauté chrétienne ne peut pas basculer durablement ou complètement en « virtuel »…
Ni masses confuses et potentiellement dangereuses, ni file misérable d’anonymes recevant quelques aliments, nous avons donc comme des grands cercles de personnes qui pourront faire connaissance lors d’un pique-nique géant. Dès lors, le repas peut commencer. Jésus accomplit des gestes et prononce des paroles qui ont leur importance mais qui ne sont pas extraordinaires : rendre grâce pour les aliments disponibles, n’est-ce pas quelque chose d’approprié, en toutes circonstances ? Se décentrer légèrement pour reconnaître que nous appartenons à un tout qui nous dépasse, à un tout qui nous donne de quoi vivre, encore une fois, n’est-ce pas du bon sens ? C’est ce que nous essayons aussi de faire en église…
Puis le partage commence, et les disciples, qui avaient essayé de se décharger un peu plus tôt, effectuent le service. Que s’est-il passé ? Miracle magique de multiplication des aliments ? Le texte ne le dit pas. Ressources finalement plus abondantes que ce que l’on pensait, à partir du moment où tout le monde partage plutôt que seul, je doive donner ? Peut-être. Il est vrai que rien n’avait indiqué que l’inventaire des provisions fait par les Douze ait été exhaustif… Et si c’était pareil, en église locale, quand il est peu évident de regarder les ressources susceptibles d’être mutualisées à l’échelle de nos ensembles, de nos consistoires, de nos régions ou ou de notre union nationale ? Et si c’était pareil, dans nos échanges avec les autres dénominations ou confessions présentes sur un même territoire ? Oui, chacun sait ce qu’il a, chacun sait le peu qu’il a, chacun sait aussi le monde tel qu’il est, avec ses besoins multiples et complexes. Et pourtant, Jésus prononce une bénédiction sur le peu qui est identifié, il partage ce peu et le donne à ceux qu’il a choisis, appelés, formés et envoyés, pour qu’ils les distribuent à des groupes à taille humaine, des groupes où chacun peut trouver sa place et être reconnu. Pourquoi ne ferait-il pas de même encore aujourd’hui ?
« Tous mangèrent et furent rassasiés » et il y a même eu des restes, douze paniers, pouvant symboliser les douze tribus descendant d’Abraham, d’Isaac et de Jacob, symbolisant donc l’entièreté de celles et ceux que Dieu a choisi et avec qui il a fait alliance. On ne sait pas si tous avaient la même faim, le même appétit. On ne sait pas combien chacun a eu. Une seule chose compte : tous ont eu assez, suffisamment pour ne plus être en manque. Sans vouloir minimiser l’extraordinaire du partage, on peut se demander si finalement, tous avaient besoin d’un repas complet, ou si certains avaient d’autres besoins, qui eux aussi ont été comblés. Besoin d’entendre parler du Royaume, besoin d’être libérés de différents maux, oui, Jésus avait déjà pourvu à cela. Restait la faim physique, que le partage des cinq pains et des deux poissons, et peut-être de provisions mises en commun discrètement, oui, que le partage a suffi à assouvir. La séquence évoque évidemment la Sainte Cène, la communion, et ce n’est pas par hasard. Car en église, le partage nous permet de combler différentes faims, physiques, spirituelles, etc. Non seulement elles sont comblées, mais il y a « en trop », et ce « trop » n’est pas gaspillé ou gâché, non, il est rassemblé et stocké, par exemple à destination des nécessiteux absents ce jour-là, ou dans la perspective d’autres besoins les jours suivants.
Proclamer le règne de Dieu, guérir les malades, être des facilitateurs de la communion… Cet épisode du partage des pains et des poissons est décidément une leçon pour être et faire église, avec ce que nous sommes et ce que nous avons, avec la bénédiction du Père, l’exemple et le don du Fils, et la force du Saint-Esprit. Que l’Esprit en effet nous apprenne sans cesse à partager, au nom du Christ ! Amen.