Un Dieu qui me voit, un Dieu qui entend

Prédication du dimanche 8 janvier 2023 à l'Espace Marie Durand.

Culte du dimanche 8 janvier 2023

Prédication par le pasteur David Veldhuizen

Texte biblique : Genèse 16,1-16

Frères et sœurs,

Lors du culte de Noël, nous avions entendu en parallèle deux histoires, la première dans l’évangile de Matthieu, au sujet de la visite des mages auprès de Jésus nouveau-né, et la deuxième dans la Genèse, au chapitre 18, dans lequel il nous est raconté une autre visite, celle de trois messagers de Dieu arrivant au campement d’Abraham et de Sarah, le couple qui attendait presque désespérément un enfant, un enfant comme premier maillon d’une descendance nombreuse promise depuis longtemps par le Seigneur. Aujourd’hui, nous nous retrouvons dans la Genèse, deux chapitres plus tôt. Cet épisode contient notamment ce verset 13 : « Tu es un Dieu qui me voit. » Dans plusieurs pays et régions, généralement du monde germanique, c’est le « verset de l’année » 2023. Si vous utilisez le lectionnaire « Le pain quotidien », vous l’avez peut-être découvert. Cette pratique d’un verset « slogan » ou « mot d’ordre » pour une année a pris ses racines en Europe centrale dans les prémisses de ce qui allait devenir la Réformation ; elle s’est répandu plus largement il y a environ 90 ans. L’objectif de ce verset, qui est choisi plusieurs années à l’avance par un comité rassemblant des représentants de plusieurs Églises est d’encourager les fidèles avec quelques mots reprenant l’un des messages fondamentaux de la Bible. Bref, en 2023 donc, ce verset « Tu es un Dieu qui me voit. » nous est proposé, et c’est l’occasion de nous arrêter sur ce chapitre 16 de la Genèse.

Si celles et ceux qui connaissent bien le Premier Testament et notamment le cycle d’Abraham et de Sarah ont en mémoire cette histoire d’Hagar et de son fils Ismaël, il est vrai qu’il nous est facile de la considérer comme d’importance secondaire. D’abord parce que la Genèse va suivre une autre descendance, certes promise mais encore complètement virtuelle à ce moment. Mais peut-être négligeons-nous aussi ce chapitre parce qu’il comporte de nombreux éléments qui nous embarrassent. Il est intéressant de noter que nous ne sommes probablement pas troublés par les mêmes choses que les croyants qui ont entendu cette même histoire, ce même épisode, il y a des milliers d’années. En effet, je suppose que vous aimeriez au moins discuter de cette pratique, toujours actuelle mais toujours délicate d’un point de vue éthique, de la mère porteuse. Dans ce chapitre de la Genèse, ce procédé s’inscrit dans des logiques évidentes de domination. Hagar, la servante ou l’esclave, selon les traductions, n’est jamais consultée sur cette démarche. Qu’il est facile en effet de négliger la volonté en vérité de celui ou celle qui est plus faible que nous…

Mais notre gêne ne se limite malheureusement pas à la réduction d’Hagar à une simple exécutante des désirs de ses maîtres. Car le succès du projet vient perturber les relations existantes, ce qui est en soi naturel : l’attente d’un être nouveau est un bouleversement. Hagar, la servante, méprise Saraï, selon certaines traductions ; dans celle que nous avons entendu, la Nouvelle Bible Segond, on dit qu’elle ne la regardait plus, que Saraï ne comptait plus aux yeux de sa servante, Saraï, l’épouse légitime, la maîtresse d’Hagar. Hagar n’avait pas le droit de donner son avis ? Eh bien peut-être profite-t-elle de ce pouvoir que lui confère sa position de femme portant le premier enfant du chef du clan ; peut-être venge-t-elle ainsi un ou plusieurs affronts ; peut-être a-t-elle à cœur de contrebalancer des inégalités ou des injustices passées. Personnellement en effet, ce comportement de la servante ne m’étonne pas, et même ne me révolte pas. Intellectuellement et spirituellement bien sûr, je comprends que l’attitude d’Hagar pose problème, mais instinctivement, j’ai envie d’être indulgent, au nom de ma compréhension de la justice et de l’égale dignité et de l’égale liberté de chaque être humain, en particulier sur des enjeux aussi considérables que de porter puis de mettre au monde et d’élever un enfant. Bref, le trouble, en tous cas en ce qui me concerne, vient davantage des conséquences de l’immaturité de Saraï en quelque sorte, qui n’assume pas – au-delà de ses paroles – un bouleversement dont elle est à l’origine, et surtout, des conséquences de la lâcheté d’Abram, qui refuse d’arbitrer le conflit et d’aider les protagonistes à trouver un chemin de conciliation pour apaiser les relations, pour atténuer les abus ouverts par la domination maître-esclave d’un côté, et par le pouvoir de la mère porteuse à l’égard de l’épouse légitime mais encore stérile d’autre part. Ce chapitre 16 de la Genèse est finalement un concentré de mauvaises décisions humaines, ou discutables, et j’en reparlerais tout à l’heure. Ce que Saraï fait subir à Hagar est décrit avec le même terme hébreu qui est employé pour désigner la souffrance des esclaves hébreux, justement en Égypte. Et la violence est telle que la servante ne voit qu’une solution, s’enfuir, enceinte, dans le désert. Si cette décision apparaît « la moins pire », de quelle détresse elle témoigne… Comme ces hommes, ces femmes, parfois même ces enfants qui, en notre 21ème siècle, quittent leur pays et essaient de traverser des déserts de sable et d’eau pour survivre… Oui, notre révolte envers le désespoir d’Hagar est renforcée par le fait que de tels gestes désespérés non seulement subsistent encore malgré les richesses accumulées par l’humanité, mais que des milliers d’êtres humains en meurent chaque année.

Une servante rendue enceinte sans son consentement, des relations de violence et la lâcheté des puissants, responsables d’une fuite solitaire dans le désert, voici déjà plusieurs points sur lesquels nous fronçons les sourcils. Encore une cause probable de gêne : ce que dit l’ange à Hagar, à savoir de retourner auprès d’Abram et de Saraï ! Alors que notre société prend de plus en plus au sérieux le drame des violences conjugales, voici une situation choquante, dans laquelle la victime est invitée par un porte-parole du Seigneur à revenir auprès de celle qui la maltraite… Oui, cela pose problème, et je ne dispose pas malheureusement d’une astuce linguistique ou autre qui nous permettrait de minimiser ces difficultés.

Mais ces difficultés que je viens d’évoquer n’étaient peut-être pas perçues avec la même acuité il y a plusieurs siècles. Pour les Juifs du Premier Testament et même certainement après, l’une des surprises troublantes de cette histoire est la nationalité d’Hagar. C’est une égyptienne. Elle n’est pas membre du peuple élu. Et pourtant, Saraï, suivie d’Abram, va estimer que la promesse de Dieu peut passer par les entrailles de cette servante ; surtout, le messager du Seigneur qui vient à la rencontre d’Hagar, dans le désert, va lui adresser des paroles qui fragilisent beaucoup les privilèges que les descendants « légitimes » d’Abram vont imaginer détenir. En effet, l’ange lui promet, dans des termes très proches de ce qui a été dit à Abram quelques versets plus tôt, au chapitre 13 qu’elle aura une descendance innombrable. Oui, Hagar, la femme, servante, étrangère, Hagar reçoit une promesse comparable à celle du patriarche du peuple de Dieu, que l’on appelle aussi le « père des croyants » ! Hagar, puis Rébecca, l’épouse d’Isaac, sont les deux seules femmes de la Bible à qui une descendance nombreuse est directement promise.

Mais nos ancêtres dans la foi ont probablement été aussi perturbés par la suite des paroles de l’ange. Comme tant d’autres femmes dans la Bible, Hagar entend des déclarations divines concernant l’enfant qu’elle va mettre au monde, le nom qui lui sera donné, la place qu’il occupera ou le rôle qu’il jouera sur Terre. C’est la première à recevoir une « annonciation » ! Et cette esclave étrangère va aussi, et c’est absolument remarquable, donner un nom à Dieu. Elle va l’appeler « Celui qui m’a vue », ou « le Dieu qui me voit ». Nous parlerons de ce nom dans un instant, juste pour insister sur ce qui est étonnant : dans la Bible, différents noms sont donnés, au fur et à mesure, à Dieu ; en Genèse 16, Hagar est la première membre de l’espèce humaine à lui donner un qualificatif. Oui, la première personne à commencer à décrire Dieu n’est pas un patriarche respectable, un modèle de piété et de fidélité, en tous cas dans ce qu’on en dira ensuite, mais une femme de rang social inférieur, et étrangère au peuple ! Quelle leçon, déjà à l’époque, et encore aujourd’hui, pour nous qui avons du mal à entendre une parole sur Dieu venant de quelqu’un hors de notre réseau de connaissances…

Avant de revenir sur les noms de Dieu et du fils d’Hagar, concluons sur ce que ce chapitre nous dit de nombre de nos attitudes humaines. Car toute l’histoire n’aurait pas eu lieu sans l’impatience de Saraï et d’Abram. Oh, je les comprends, Abram avait 86 ans quand Hagar lui a donné un fils, il devait donc être âgé de 85 ans quand son épouse lui a proposé d’accélérer les choses en disposant de la servante égyptienne. Leur impatience n’est pas exagérée. Le récit ne nous indique pas qu’ils aient prié ou consulté Dieu de quelque façon que ce soit avant d’utiliser Hagar, ni même d’ailleurs pour mettre un terme à l’hostilité entre les deux femmes. Prendre les devants quand quelque chose tarde, prendre soin des relations interpersonnelles en s’appuyant sur des conventions sociales (ce qu’Abram dit à Saraï, en lui rappelant que c’est elle qui a une autorité sur sa servante), en soi, n’est pas problématique. Mais si nous le faisons en nous appuyant uniquement sur notre sagesse humaine, nous risquons bien de nous tromper et de créer de nouvelles difficultés. Genèse 16 nous rappelle que Dieu ne nous abandonne pas, même dans les impasses dans lesquelles nous nous sommes placés. Hagar ne va pas trouver la mort dans le désert. Essayons donc de nous souvenir que bien des épreuves pourraient être évitées ou affrontées autrement en demandant conseil, dans la prière, à Dieu.

Un mot, enfin, sur « Lahaï-Roï », « le Vivant qui me voit », et sur « Ismaël », « Dieu entend ». Dieu voit, Dieu entend. Voilà, en quatre mots, la Bonne Nouvelle, même si, dans le cas d’Ismaël, sa vie est annoncée comme tumultueuse, marquée par l’adversité ; mais peut-être, peut-être même que la Bonne Nouvelle est d’autant plus nécessaire dans ce cas. Dieu voit, c’est-à-dire qu’il sait que j’existe, c’est-à-dire que j’ai de la valeur à ses yeux. Dieu entend, c’est-à-dire que ce que je vis l’intéresse, c’est-à-dire que Dieu vient intervenir quand je crie ou même quand c’est mon cœur qui crie car je n’ai plus la force d’émettre un son… L’étrangère, réduite au silence puis maltraitée au point d’être chassée par l’épouse d’Abram, oui, cette étrangère compte aux yeux de Dieu. La femme enceinte, seule sur les chemins du désert, sans ressource ni abri, oui, cette femme est entendue par Dieu, secourue par lui.

Et voilà comment cette histoire si mal engagée, si troublante, devient Bonne Nouvelle pour celles et ceux qui se sentent invisibles et inutiles, perdus et exclus. Pour résumer, à ceux qui connaissent et parlent avec Dieu, cette invitation en creux à faire confiance et à remettre nos impatiences dans la prière pour ne pas risquer des souffrances évitables. Cette possibilité offerte, bien sûr, d’être nous-mêmes les messagers de l’amour de Dieu pour chaque être humain, et pour commencer pour notre prochain, celui qui est juste à côté de moi et qui a besoin de cette parole de vie. Et à ceux qui semblent à l’écart de l’histoire, une promesse équivalente à celle reçue par le héros de l’histoire, un regard bienveillant, aimant, une écoute attentive et libératrice…

« Tu es un Dieu qui nous voit ». Loué sois-tu. Amen.

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