La Nouvelle Bible Second a une variante intéressante : « Pour gagner un frère qui a péché » . Il s’agit donc d’une procédure pour remédier si possible à l’exclusion d’un membre, celle-ci devenant inéluctable au cas où le contrevenant refuserait de saisir la perche qu’on lui tend.
J’ai relu encore une fois ce que la théologienne et psychanalyste Lytta Basset a écrit sur ce passage dans son livre Le pardon originel. De l’abîme du mal au pouvoir de pardonner, Labor et Fides, 1994 – il s’agit de sa thèse de doctorat en théologie. Et je suis de plus en plus convaincu de la fragilité de la lecture classique que je viens de rappeler. Il se pourrait bien qu’elle trahisse carrément la pensée de MT, dont L-Basset étudie le mouvement d’ensemble en Mt 18 (qu’on appelle souvent le « discours communautaire ou ecclésiologique »).
Voyons où nous entraîne cette lecture alternative, en suivant le texte dans sa progression.
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« Si ton frère a péché contre toi,
va et reprends-le seul à seul » (v. 15)
C’est bien le verbe pécher qui est utilisé. Quel est le sens biblique du verbe pécher ? Qui es le »tu » à qui les paroles de Jésus sont adressées ? Quelle est la situation évoquée ici ? Essayons de répondre à ces questions.
« Pécher » dans la Bible a un contenu relationnel bien plus que moral. Le péché peut être commis ou subi. Mais dans les deux cas, le résultat est le même. Le péché sépare, éloigne, divise ce qui était auparavant uni, solidaire. Le péché est un mal, non pas tant au sens moral qu’au sens relationnel. Cette remarque est fondamentale.
Jésus s’adresse ici à un frère qui a été blessé, offensé, meurtri, par un autre des membres de la communauté des disciples. Dans le contexte du chapitre 18, il s’agit bien d’une offense personnelle, et non pas d’une faute contre la communauté ou contre sa discipline et ses règles. (NB. Pour cette raison, il convient de maintenir la leçon majoritaire parmi les manuscrits : « Si quelqu’un a péché contre toi ».
« Tu as gagné ton frère » (v. 15 b)
Jésus dit bien : « Tu as gagné ton frère ». Jésus ne dit pas que ce n’est plus un frère, dans la mesure où il s’est mis en dehors de la communauté en commettant une faute ! Jésus ne dit pas non plus : tu as gagné le salut de ton frère, qui en chutant, en s’égarant, s’était aussi »perdu »…
…Il dit : «Tu as gagné ton frère ! » Car tu l’avais »perdu » à la suite de l’offense qu’il t’a fait subir. C’est un constat, et pas un jugement ! Et là, tu viens de le re-gagner : tu ne t’es pas recroquevillé sur toi et sur ta souffrance, tu es allé le trouver pour lui dire tes reproches. Et lui, il t’a vu entrain de souffrir de son fait à lui, et il a réalisé à ce moment là le mal qu’il t’avait fait.
Il a su écouter ta souffrance, et l’ayant écoutée, il a accepté de se réconcilier avec toi. « Tu as gagné ton frère », qui n’était plus pour toi un frère, parce qu’entre vous, il y avait ce mal qu’il t’avait fait et qu’il ne reconnaissait même pas avoir fait.
« S’il t ‘écoute… S’il ne t’écoute pas
S’il n’écoute pas les deux ou trois témoins… S’il n’écoute pas l’assemblée… » (versets 15-16-17)
Au départ de sa démarche, le disciple qui a subi l’offense ne sait pas sur qui il va tomber : sur un offenseur qui reconnaîtra sa souffrance en tant qu’offensé ; ou alors qui la niera ou la méprisera, parce que la reconnaître l’obligerait précisément à assumer une part de responsabilité, et à demander pardon ou à faire des excuses.
Jésus ne dit pas que l’objectif de cette démarche de l’offensé doit être de faire changer l’offenseur, d’obtenir des excuses de sa part… Bref, que l’offensé et l’offenseur se réconcilient. Il commande à l’offensé de faire cette démarche pour lui-même, et sans se préoccuper de l’attitude de l’offenseur. Qu’elle soit d’accueil ou de rejet, là n’est pas la question.
Cela change toute l’orientation du sens du texte. Jésus (et à travers lui MT) s’adresse à l’offensé pour lui dire : pense d’abord à toi ! Tu n’as pas vocation à rester prostré sur ta blessure, empêché de vivre par ton ressentiment (qui est un alliage explosif entre le sentiment d’injustice et le désir de vengeance et de réparation).
Tu as autre chose à faire, qui consiste à…
- 1°) reconnaître et accueillir ta blessure
Dans le langage imagé de Mt 18, et selon l’interprétation de L-Basset, cela signifie rejoindre en toi-même le petit enfant blessé. Il avait placé sa confiance dans un autre, et cet autre l’a fait tomber (voir Mt 18, 5-10 à propos des »scandales » – c’est-à-dire lorsque les »grands » font tomber les »petits »).
Tous les adultes ont fait cette expérience, assez tôt dans leur existence. Mais tous, de loin pas, n’ont pas accueilli et reconnu ce petit enfant-là, blessé, en eux ! Eh bien, il s’agit pour eux, pour nous, d’aller rechercher cet enfant-là et de l’accueillir.
Et le Père qui est au ciel s’y emploie avec nous, assure JESUS. Tel est le sens de la parabole de l’homme qui a cent moutons, et qui »laisse aller » les 99 autres pour rechercher celle qui s’est égarée. Lorsqu’il y parvient enfin, il y a de vraies retrouvailles qui provoquent la joie immense de l’homme aux 100 brebis. Car tout cela se passe sous le regard vigilant et miséricordieux du Père qui est aux cieux, précise bien JESUS.
- 2°) renoncer à blesser à ton tour, sur le motif que tu as été blessé toi-même
Ce n’est que lorsque quelqu’un en est arrivé là, à cette transformation intérieure génératrice de joie, que peut être envisagée de sa part une nouvelle et dernière démarche : la quête de « celui par qui le mal est »venu » », l’offenseur.
En fait, la démarche de l’offensé vers son offenseur n’a de sens que si elle est pilotée par l’expérience du pardon, et si ce dernier est déjà une réalité qui opère dans la vie de l’offensé.
De ce fait, l’objectif de la démarche en question ne peut être que la restauration du lien fraternel avec l’offenseur, et en aucun cas son exclusion !
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Bien sûr, gagner mon frère, en la personne de mon offenseur, n’est pas un pouvoir que je peux exercer sur lui, même si je lui ai déjà pardonné en ce qui me concerne ! C’est une perche que je lui tends, et il est libre de la saisir ou non.
S’il ne saisit pas la perche du pardon que je lui tends, moi, l’offensé, au moins, je serais allé à lui, je lui aurai parlé : je ne l’aurai donc pas exclu de mes relations. Je lui aurai ainsi manifesté qu’il est toujours mon frère, ma sœur, mon prochain. Dans le langage du Lévitique, je ne me serai pas chargé d’un péché à son égard ! (Relire ici Lv 19, 17-18 dont Mt 18, 15-20 est extrêmement proche).
« Qu’il soit pour toi comme le païen et le collecteur de taxes » (v. 17)
On considère cela comme parole qui excommunie, qui exclut de la communauté. Cela est fort douteux ! MT – selon la tradition, un ancien collecteur d’impôts – se plaît à souligner que JESUS mange avec les collecteurs d’impôts et les pécheurs, et qu’il est leur ami (9, 11 ; 11,19), ce qui lui reproché par beaucoup. En outre, MT prépare tout au long de son évangile son lecteur à ce que l’Evangile soit annoncé un jour aux païens. Cela deviendra le mot d’ordre explicite au lendemain la Résurrection. En attendant, Jésus admire la foi d’un centenier romain et d’une femme syro-phénicienne.
Ce n’est pas une parole d’excommunication, qui ferme la relation inter-personnelle. C’est même le contraire. Le païen et le collecteur d’impôts sont aimés de Dieu, même s’ils n’en ont pas encore pris conscience. Dans le Sermon sur la montagne, JESUS invite ses auditeurs à être et à faire »comme Dieu », comme le Père céleste, à prendre modèle sur lui. Or le Père pratique l’inclusion et non l’exclusion, en faisant briller le soleil et tomber la pluie sur les mauvais comme sur les bons (Mt 5, 45-48).
L-Basset s’en étonne : on a attribué a priori à l’EGLISE un rôle disciplinaire, et on a fait des paroles de Jésus des paroles d’exclusion. Or, selon elle, c’est le « pour toi » qui commande toute l’interprétation. Je cite : « C’est toujours de l’offensé-e qu’il s’agit, de son bien-être personnel, et non du Bien d’une communauté dont il faudrait sauvegarder la pureté » (L-Basset, p. 416)
« Tout ce que vous délierez sur la terre sera délié au ciel » (v. 18)
C’est la conclusion de tout ce que nous avons vu. Cette fois, à la différence de Mt 16, 19, cette parole s’adresse à tous les croyants, collectivement. L’accent est bien entendu sur la deuxième partie du verset 18 (« tout ce que vous délierez »), et pas sur la première (« tout ce que vous lierez »).
Face au mal subi, la seule solution pour échapper à la tentation de le répliquer en mal commis – et sauver ainsi nos relations interpersonnelles de cette contamination, c’est »libérer, délier, lâcher ».
L-Basset relie Mt 16, 19 et Mt 18, 18 en les distinguant.
– En Mt 16, 19, il est question du pouvoir dévolu à l’EGLISE entière d’annoncer la libération par rapport au mal commis, sans condition préalable, ni repentir préalable. C’est sur cette pierre, ce roc, que le Christ »bâtit son Eglise » : celui de la libération du mal antérieure à toute tentative de réparation de ce mal.
– En Mt 18, 18, il s’agit d’un deuxième pouvoir, dévolu à chaque chrétien-ne en particulier, dans ses relations inter-personnelles : le pouvoir de »laisser aller, lâcher, délier » autrui du mal qu’il m’a fait. (« Tu m’as fait du mal, je te délie du mal que tu m’as fait ! »)
L’absence de ce deuxième pouvoir rendrait le premier impossible à s’exercer. C’est ce qui va être illustré à peine plus loin par la parabole du débiteur impitoyable (Mt 18, 23-35).
On le voit bien, en matière de pardon, de libération du mal commis, tout est entre les mains de l’offensé. Le mal étant déjà fait, toute la question est pour lui de savoir s’il veut vivre « lié » ou « relâché ». S’il veut pouvoir se « délier » du mal subi, il n’a pas d’autre choix que le »déliement », l’affranchissement de l’offenseur !
« Si deux d’entre vous s’entendent (accordent leurs voix)
sur la terre au sujet de toute chose (affaire) qu’ils demandent… » (v. 19)
L’offensé y parviendra difficilement s’il reste seul. Il a besoin du soutien humain des témoins (v. 16) dans son désir de libérer l’offenseur et de s’en libérer.
Ultimement, cependant – tant il est vrai que le pardon libérateur fait problème humainement – cette libération totale n’adviendra que d’auprès de Dieu, le « Père qui est dans les cieux », dont c’est la volonté qu’elle advienne (cf. v. 14). C’est la raison d’être de la prière à deux (ou trois) – qui ont, au préalable, »accordé leurs voix » au sujet de la chose qu’ils veulent demander à Dieu.
« Là où deux ou trois sont rassemblés en mon nom,
là je suis, au milieu d’eux » (v. 20)
Cela fait écho au geste de Jésus au tout début du ch. 18 : « Il appela un enfant et le plaça au milieu d’eux » (v. 2). Suivait l’explication : « Quiconque accueille en mon nom un enfant comme celui-ci m’accueille moi-même » (v. 5).
A la fin du chapitre 18, un déplacement considérable s’est opéré à partir de la question initiale des disciples (« Qui est le plus grand dans le royaume des cieux ? »). Jésus promet de se placer lui-même « au milieu d’eux »…
– « c’est-à-dire à la place de cette offense qui était restée un mur entre l’offensé et l’offenseur » (L-Basset)
…dans la mesure exacte où ils se sont »rassemblés » et »mis d’accord » « pour mon nom » (traduction possible de »en mon nom »)
– « c’est-à-dire pour restaurer la relation entre eux et pour placer Jésus « au milieu » d’eux, à la place de ce mal qui les séparait » (L-Basset).
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Conclusion
Pour L-Basset, le chapitre 18 de MT tout entier décrit les différentes étapes du cheminement personnel qui mène du mal subi dans l’impuissance à l’exercice « sur terre » du pouvoir divin de pardonner.
Selon elle, pas un seul d’entre nous ne peut se soustraire au choix de « laisser aller, pardonner » à la personne qui l’a fait tomber ou de refuser d’aller jusqu’au bout de ce cheminement.
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Ce qui donne toute sa force à la lecture de L-Basset, c’est que selon elle, MT témoigne de ce qu’il a compris et appris directement de sa relation avec Jésus.
En effet, Jésus a subi le mal de la part de ses ennemis
sans le retourner contre eux,
sans couper la relation avec eux,
sans les mépriser,
mais en faisant appel à son Père dans les cieux pour qu’il les pardonne.
Dans son « discours ecclésiologique » (ch. 18), MT a voulu étendre aux chrétiens eux-mêmes les spécificités de l’attitude de Jésus dans sa confrontation avec le mal.
Beaucoup d’exégètes hésitent sur ce qui doit être attribué au Jésus historique dans ce chapitre, et ce qu’il faut attribuer à MT, ou à la communauté matthéenne. L-Basset ne rentre pas dans ce débat d’historiens, et insiste pour sa part sur la vérité théologique du témoignage de MT. Elle déplace le problème de la véracité historique sur un autre registre, celui du témoignage. Et c’est extrêmement stimulant !
Pasteur Thierry Ziegler