Médiation dimanche 27 octobre

Culte présidé par Monsieur Charier, Texte : Luc 16 19-31

Luc 16. 19-22

Voici une parabole qui semble claire et simple : les riches en Enfer, et les pauvres au Paradis !

Ce résumé simpliste soutend d’ailleurs une doctrine de la compensation et de la résignation où l’on disait aux pauvres de prendre leur misère d’ici-bas en patience avant d’avoir leur revanche au Ciel, tandis que les riches continuaient tranquillement leur noce ici-bas…

L’Eglise n’a en fait jamais pris ce théorème sous sa forme la plus simple et la plus évidente : elle n’a jamais voué tous les riches à l’Enfer, ni tous les pauvres au Paradis. La meilleure preuve est le titre que la plupart des traducteurs s’obstinent à mettre à cette parabole : le mauvais riche et Lazare. L’Eglise s’est empressée de distinguer entre les bons et les mauvais riches. Ce que ne fait pourtant pas, en tout cas de manière évidente, la Parabole…

Mais revenons à notre texte.

Relevons d’abord la présentation, d’une concision sublime. Tout est dit en quelques mots sur le riche : « Il était un homme riche… menant tous les jours brillante noce ». On sait tout, absolument tout sur cet homme. Non seulement nous savons qu’il est riche, mais nous savons quelle est sa compréhension de l’existence, son destin, sa philosophie, sa religion, sa foi : « Faire la noce chaque jour ». L’homme, pour lui, est venu sur Terre pour faire la noce. Voilà donc à quoi il consacre sa vie, son unique vie, son unique chance, ce cadeau fait une seule fois à chaque homme : faire la noce.

Voilà un adepte de la société d’abondance.

Car il ne faut pas s’y tromper : cet homme n’est probablement ni mauvais, ni méchant. Il se serait probablement réjoui que de meilleures structures sociales permettent à Lazare de manger à sa faim, pourvu qu’elles ne le gênent pas, lui, dans sa noce quotidienne.

Ainsi, le reproche que lui fait Jésus, ce n’est pas d’être un méchant homme, ni même de mener grande vie, c’est de croire qu’il est un être-destiné-à-la-noce.

A travers cela, ce ne sont pas les banquets que Jésus dénonce, ce sont les banquets-devenus-buts-de-vie, et par là tous les buts de vie que l’homme assigne à son existence. La table du banquet de notre riche sera pour un autre la table du banquier, ou celle du travail, d’une grosse voiture…

Prenons maintenant le mendiant. « Il était un mendiant du nom de Lazare… couvert d’ulcères ».

Déjà une première différence, éclatante. Ce pauvre à un nom. Et un nom plein d’humour noir : Lazare, c’est à dire « Dieu est mon secours ». Ce n’est pas pour rien que Jésus a refusé un nom à ce riche, sans doute pourtant bien plus connu sur la place publique que Lazare. Car si Jésus prive ainsi le riche de son nom, c’est parce que celui-ci s’en est lui-même privé. Ce riche, en se privant d’une vraie histoire, a perdu son nom. Car dans l’Ancien Testament, le nom est le résumé, le symbole de notre histoire.

Le riche a perdu son nom car il a perdu sa vraie raison de vivre. Son nom maintenant c’est « noce », « banquet », comme certains devraient aujourd’hui s’appeler « placement en assurance-vie », « travail », « renommée », « belle voiture » ou « résidence secondaire ». Ces gens-là n’ont plus que des surnoms, qui ne sont en fait que des « sous-noms »…

Mais le mendiant, lui, a gardé son nom : Lazare. Pourquoi ? Tout simplement parce qu’il ne peut pas vivre sans les autres, et qu’il le sait. Même si les autres croient pouvoir vivre sans lui. Car notre histoire, la vraie, et notre nom, c’est avec les autres qu’ils se vivent, se tissent, se nouent et se déroulent. Lazare est contraint de faire une place aux autres, d’attendre quelque chose des autres. Et ainsi, il garde son nom.

Il y a un second détail qui mérite d’être reconnu : c’est que Lazare gît à la porte du riche. Jésus n’a pas pris deux personnages imaginaires : il était une fois un Riche et un Pauvre. Il a pris deux hommes liés par l’histoire et par la géographie, puisque l’un est couché au travers de la route de l’autre, en travers de sa vie.

Mais le riche ne s’en est jamais rendu compte. Il n’a jamais su voir Lazare, qui était pourtant la chance de sa vie, sa chance de recouvrer un nom et d’avoir une histoire. Il n’a jamais su rencontrer Lazare.

Jésus ne lui reproche pas d’être riche, mais d’être passé à côté de celui qui pouvait donner un sens à sa vie, cette vie qui ne lui a été donnée qu’une fois, donnée pour trouver Lazare. Mais lui ne l’a pas trouvé : il l’enjambait mais ne le voyait pas. Et il est passé à côté de sa vie.

Or un jour vient où tout devient irréversible. C’est le jour après lequel il n’y a plus de jour, ni de chance nouvelle possible. C’est le jour où l’on ne peut trouver personne d’autre que ceux qu’on a trouvés jusqu’alors. Désormais tout est figé, irrémédiablement gravé dans le marbre de l’histoire passée, sans retouche possible. C’est le jour où le seul avenir est d’être seulement celui qu’on a été, le jour à partir duquel on ne peut plus être qu’au passé, où l’on est condamné à être pour toujours celui qu’on a choisi d’être hier. C’est cela la mort frères et sœurs.

La mort surprend un jour le mendiant et le riche.

Il est précisé que le riche fut enterré, alors que pour Lazare nous ne savons rien. Probablement eut-il droit à la fosse commune de l’époque ?

Est-il besoin de vous décrire le bel enterrement du frère-la-noce ? Le nombre d’amis, les discours officiels, le sermon émouvant du rabbin, la lente cohorte recueillie, les condoléances aux cinq frères… Ce fut sans doute un bel enterrement, un vrai, un de ceux qui comptent dans la vie d’un homme !

A croire que certains ont juste vécu pour être enterrés…

Luc 16 : 23-26

Ici, il ne faut pas commettre une erreur d’optique en pensant que Jésus veuille nous apporter des renseignements précis, voire même géographiques, sur l’Au-delà, et sur la fin dernière. Car d’une certaine manière, Jésus dit ici exactement le contraire de ce qu’on lui fait dire. Il nous montre en effet que le sort de l’homme ne se jouera pas demain, dans l’Au-delà, mais maintenant et ici-bas, très particulièrement quand la Parole de Dieu retentit.

Jésus ne cherche pas à nous effrayer avec un Enfer futur ou à nous consoler avec un Paradis futur, mais à nous montrer que le Ciel est déjà là quand la Parole de Dieu retentit, et permet à un homme de trouver son frère. L’éternité se joue maintenant, s’écrit maintenant.

Reprenons le curieux dialogue entre le riche et Abraham, pour remarquer tout d’abord que le riche est seul. Les autres sont très, très loin, comme ils l’ont toujours été pour lui. Pour lui, l’éternité, c’est la solitude qu’il a choisie ici-bas, en manquant Lazare. Seulement, maintenant il est lucide sur sa situation véritable…

La bonne chère, la noce, les vins ne lui dissimulent plus sa misère fondamentale, son atroce solitude, son histoire sans épaisseur, sa personne sans nom. Il découvre maintenant que l’homme ne peut vivre seul. Il découvre qu’il a besoin des autres. C’est pourquoi il appelle Abraham et Lazare à son secours.

Mais c’est trop tard. L’éternité ne peut rien lui apporter d’autre que ce qu’il a vécu. Car l’histoire définitive s’écrit ici-bas. La conversion, la transformation d’une histoire creuse en histoire dense ne sont possibles qu’ici-bas.

C’est pourquoi, paradoxalement, on peut dire qu’il n’y a pas d’Au-delà, au sens où l’Au-delà serait du nouveau. Il n’y a pas d’autre Au-delà que l’Ici-bas transformé en éternité, pétrifié en éternité.

C’est pourquoi celui qui aura choisi ici-bas d’être seul se condamne à l’éternelle solitude dont les flammes ne sont qu’un timide symbole.

C’est pourquoi le riche de la parabole demande l’impossible : un fossé infranchissable, même pour Abraham, a été creusé. C’est encore une image, mais une image terrible : l’éternité, c’est l’irréversibilité absolue. Ce qui n’a pas lieu maintenant ne pourra pas avoir lieu après. On ne pourra pas recommencer, « reprendre ses billes ». Le verre d’eau qui n’aura pas été tendu ici-bas ne pourra pas être donné dans l’Au-delà. On ne reviendra pas en arrière. Il a le fossé, ce fossé qui nous séparera définitivement de l’histoire que nous aurions pu avoir, mais dont nous n’avons pas voulu.

C’est pourquoi ce récit n’est pas destiné à nous tourner vers le futur, mais à nous rendre extrêmement attentifs au présent. Car maintenant et ici-bas seulement il peut y avoir pardon des péchés, il peut y avoir conversion, c’est-à-dire transformation d’existence. Car ici-bas seulement le fossé qui nous sépare de notre passé peut être comblé, et nous pouvons être délivrés de notre personnage d’hier, de nos fautes d’hier, de notre solitude d’hier.

Car ici-bas, au-dessus du fossé, il y a une passerelle : la croix du Christ. Et nous avons non seulement la possibilité de devenir un autre, mais même encore celle d’avoir été un autre, la possibilité de réécrire l’histoire. Ici-bas seulement. Comme le riche a eu chaque jour la possibilité de devenir un autre, la possibilité d’exister-avec-et-pour-Lazare, la possibilité d’écouter Moïse et les prophètes.

Plus tard, dans l’Au-delà, ce n’est plus possible. Le fossé est infranchissable. Cette fois, on est condamné à être seulement ce qu’on a été. Dès lors, le passé vous emprisonne pour l’éternité, et l’éternité vous emprisonne dans le passé.

Luc 16 : 27-31

Maintenant, il faut se poser une question : « Est-il fatal, quand on est riche, de perdre son nom ? La richesse contraint-elle ceux qui la détiennent à l’oubli des Lazare qui nous entourent, à la solitude et à une histoire ratée ? ». La vraie solution n’est-elle pas celle que Jésus indique au jeune homme riche : « Va, vends tout ce que tu as, et donne-le aux pauvres » ?

Depuis ses origines, l’Eglise est tracassée par ce problème, et n’a cessé de tituber entre l’extrême dénuement des moines mendiants et le luxe tapageur de certains de ses dignitaires. Aujourd’hui elle semble se décider à redevenir pauvre. Mais je pose ici la question : « Qu’est-ce que cela signifie une Eglise pauvre avec des Paroissiens riches ? ». N’est-ce pas une duperie ?

« Est-il fatal, quand on est riche, de perdre son nom ? ». Pourquoi est-il si difficile d’obtenir une réponse à cette question ?

Tout d’abord parce que personne ne se croit jamais riche. Personne ! Ce sont toujours les autres qui sont riches. Si bien que toute prédication sur la richesse ricoche toujours vers les autres, et de là ricoche encore. Personne n’écoute pour lui-même.

Ensuite, dans ce domaine pas plus que dans les autres, la Bible n’entend légiférer de manière abstraite. Elle se contente de nous interroger : « Es-tu riche ? », et de nous avertir : « Si tu es riche, tu es en grand risque de perdre ton nom, de te retrouver un jour figé dans un passé vide. Tu es en grand risque maintenant de vivre une histoire sans épaisseur. Acceptes-tu de courir ce risque ? ».

Le riche de cette parabole va implicitement nous donner une réponse très pessimiste à cette question : « Quand on est riche, on est fichu ! ».

Pourtant, ce n’est pas un mauvais bougre ce riche, redisons-le. Il pense à ces cinq frères. Il pense surtout qu’ils risquent comme lui de se retrouver sans nom, et que l’éternité sera aussi pour eux le dévoilement d’une histoire perdue, où ils percevront leurs mains vides, leur cœur vide, leur passé vide, et où la seule étincelle de vie sera le regret des occasions manquées, des conversions manquées.

Et pour la première fois de sa vie (si on peut appeler ça une vie !), le riche pense aux autres. Il veut que son sort serve de leçon aux autres. Il se résigne à son éternité, mais il voudrait qu’il n’en fût pas de même pour ses frères. Il voudrait faire quelque chose pour eux avant qu’ils n’atteignent eux aussi le point de non-retour. C’est dire s’il croit le riche indécrottable, incapable de découvrir lui-même ce qu’il devrait faire ! Il lui semble que la richesse endort, engourdit, anéantit ceux qui la détiennent. Et qu’ils sont alors imperméables. En conséquence, pour les réveiller, il ne faut rien de moins qu’un envoyé spécial d’Abraham, un ressuscité !

Abraham, lui, est plus optimiste : « Ils ont Moïse…, qu’ils écoutent ! ».

Abraham, lui, croit à la Parole de Dieu et à sa puissance, à sa toute-puissance. La Parole de Dieu, l’Ecriture, est la seule possibilité pour l’homme de briser les fatalités et pour le riche de retrouver un nom. A sa manière, Abraham répond : « Avec l’Ecriture donnée aux hommes, Dieu a fait tout ce qu’il pouvait faire et dit tout ce qu’il devait dire. Rien de plus ne sera jamais donné aux hommes que Jésus-Christ, Parole vivante de Dieu, dont témoigne la Parole écrite ».

Ainsi, en ayant Moïse et les prophètes, les frères du riche ont tout ce qu’il faut, tout ce que Dieu pouvait faire pour eux.

La Parole est la seule chance d’atteindre Dieu en restant homme ; la seule chance d’accéder à l‘éternel sans nier le temporel ; la seule chance d’être convaincu sans être aliéné, de souscrire sans être contraint, de croire sans devenir un pantin. Dieu est devenu Parole pour qu’à notre tour nous puissions dire de vrais « oui », et que nous ayons la foi avec la liberté.

Les cinq frères ont tout ce qu’il faut pour croire. Avec Moïse et les prophètes, ils ont le nécessaire et le suffisant pour comprendre.

Répétons-le, Abraham est beaucoup plus optimiste que le riche. Il croit, lui, que lorsque la Parole retentit, l’impossible miracle peut avoir lieu : le riche peut sortir de l’anonymat, l’homme sans passé peut devenir riche d’avenir. Celui qui était sans ami peut se faire des amis. Les morts peuvent revenir à la vie.

Mais le riche n’y croit pas « Oh que non, Père Abraham ! ».

Il me fait songer à tous ces chrétiens qui aujourd’hui ne croient plus à la puissance de la Parole de Dieu. Sans doute sont-ils somme ce riche qui la connaissait par cœur, qui tous les samedis l’écoutait avec respect, et qui devait même en lire un passage avant de faire la noce…

Cette Parole, il l’a entendue mille fois, dix mille fois. Et pourtant le miracle n’a jamais eu lieu, il ne l’a jamais écoutée ; il n’a jamais rencontré Dieu, ni Lazare ; il n’a jamais changé de destinée. Et il est persuadé qu’il en est de même pour ses frères et qu’ils continueront de lire, d’entendre sans jamais écouter, sans jamais se convertir. Et il lui semble qu’au contraire, un revenant, un fantôme, un mort revenu à la vie serait un choc, un électrochoc, suffisant : ils auront tellement peur que cette fois ils croiront !

Mais Abraham met en doute la validité d’une conversion fondée sur un miracle et sur la peur, et aussi l’efficacité des miracles pour mener à la foi. Nous aussi, nous aimerions parfois qu’un petit miracle, un acte extérieur de Dieu, nous transporte dans le Royaume de l’absolue certitude, nous convertisse-sans-nous et nous contraigne à croire, au besoin malgré nous.

Cette fois, nous voici mis en garde : Il n’y a de vraie conversion que celle à laquelle nous avons souscrit. On ne croit vraiment que lorsqu’on veut croire, que lorsqu’on se décide à croire, et non pas quand on est passif, écrasé de terreur ou submergé de joie.

Il n’y a pas de conversion véritable devant un revenant ou un ressuscité, mais dans l’écoute de la Parole du Dieu vivant.

Ainsi Jésus nous incite, par la parole d’Abraham, à ne pas nous méprendre sur sa propre résurrection.

Certes, c’est un miracle, LE Miracle, mais il doit être transformé pour être efficace en Parole, en prédication : « Heureux ceux qui n’ont pas vu le Christ ressuscité mais qui y ont cru et l’ont annoncé ! ».

Heureux ceux pour qui le message de la Résurrection a été le grand miracle qui leur a permis de retrouver le Christ, et aussi Lazare !

Heureux ceux qui, sans voir vu le Christ sortir de son tombeau, sont pourtant sortis du leur, en entendant la Parole de Dieu, pour aller ensuite à la rencontre de leurs frères !

Heureux toi le riche qui regarde le pauvre devant ta porte, toi le riche qui prend conscience que ta richesse ne vaut rien aux yeux de Dieu, toi le riche qui cherche enfin un sens à sa vie.

A moins qu’il ne nous faille passer par la pauvreté pour réaliser que la véritable richesse est ailleurs…

Amen.

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