Cette histoire de l’appel d’Abraham fait partie incontestablement des « stars » de la Bible : ces textes que tout le monde aime citer, ou ces textes dont tout le monde se rappelle. Habituellement, on préfère commencer le récit au début du chapitre 12, en laissant de côté ce qui précède (la généalogie d’Abraham). C’est vrai (je vous l’avoue) que ce n’est pas très « sexy » à lire une généalogie ! En fait l’histoire d’Abraham commence avant l’appel qu’il reçut à Harran, et les versets qui précèdent sont tout aussi importants. Pour faire justice au texte biblique, tel qu’il nous a été transmis, cette lecture « large » de l’appel d’Abraham nous permettra de corriger quelque peu l’image romantique que l’on se fait de lui : non, Abraham ne se réduit pas au portrait d’un héros surhumain qui aurait osé tout lâcher, sur un coup de folie, pour suivre l’appel de Dieu. De ce fait, vous le comprendrez, c’est aussi le sens de notre foi et de notre relation à Dieu qui mérite d’être ajusté.
1 – Habituellement, on commence la lecture de l’appel d’Abraham au premier verset du chapitre 12.
Un beau jour, Abraham se lève (peut-être de bon matin ?). À peine sorti de la tente, il entend une voix descendant du ciel, une voix qu’il n’avait jamais entendue auparavant. Une voix mystérieuse, et qui semblait un peu impatiente, comme s’il y avait urgence. Sans prendre la peine de l’appeler par son nom, cette voix lui dit : « Va, quitte ton pays, ta parenté et la maison de ton père, vers le pays que je te montrerai ».
Abraham a quand même un doute, il regarde autour de lui, pour être sûr qu’il n’y a personne d’autre. Hélas, non, personne : c’est bien à lui que cette voix s’adresse !
Une voix, donc, tout à fait inconnue, sans visage, l’appelle pour lui dire de quitter Harran, maintenant, alors qu’il est bien installé, là, avec sa famille, ses troupeaux ; et qui plus est, pour lui dire de partir vers une destination inconnue : « le pays que je te montrerai », a dit la voix, sans autre précision !
Bref, vous l’avez compris, tous les ingrédients étaient réunis pour qu’Abraham ne donne pas suite à cet ordre de partir : il avait même de très bonnes raisons de l’ignorer.
Pourtant, il y avait quelque chose. Quelque chose dans cette voix qui lui inspirait confiance, quelque chose qu’il avait du mal à exprimer, et même à distinguer. À quoi cela tenait-il ? Au ton de la voix ? À la tendresse ou au contraire à la force qu’il se dégageait de cette voix ? Difficile à dire : en tout cas cette voix lui inspirait confiance, elle lui inspirait foi.
Ça, c’est ce qu’on a l’habitude dire, pour expliquer par la foi – et par la seule foi -, ce coup de folie incompréhensible qui a poussé Abraham à partir. Oui car il faut le reconnaître, cette décision est un véritable coup de folie, et qui plus est une décision tout à fait injustifiable, injustifiable vis-à-vis des personnes impactées par cette décision.
Et justement, parce que cette décision est injustifiable, Abraham ne dit rien. Il répond en silence, par le geste et non par la parole. Sans ouvrir la bouche et sans demander son avis à personne, il prend son épouse, Saraï, il prend son neveu Loth, il prend tout ce qui leur appartenait (leurs troupeaux, leurs serviteurs…), et ils se mettent en route pour se diriger vers le pays de Canaan.
Si on reste là, qu’est-ce que cette histoire nous apprend sur la foi ?
Le philosophe Paul Ricoeur disait que la foi n’est pas une réponse à une question (ça c’est le type de réponse que fournit la doctrine) ; la foi est un autre type de réponse : c’est la réponse à un appel, le type de réponse qui engage la personne dans une décision, dans une façon d’exister. De ce point de vue, l’histoire du départ d’Abraham serait emblématique de cette vision de la foi, que je qualifierais de romantique et existentialiste. Dieu ne demande pas à Abraham de répondre par une confession ou une déclaration de foi. Il n’attend pas de lui qu’il affiche des certitudes, des convictions (Dieu n’a que faire des opinions !). Dieu l’appelle à partir et à faire confiance.
Mais tout bien considéré, on ne peut pas en rester là. Car le danger, serait de réduire la foi à un pur caprice subjectif, une impulsion dépourvue de toute raison, de toute intelligibilité. La foi ne serait qu’un cri inintelligible, et surtout, une réponse impliquant un sacrifice total de choses aussi essentielles que : notre intelligence, notre bon sens, nos intérêts, nos liens d’attachement, nos devoirs et obligations vis-à-vis de ceux qui nous entourent, … bref, un sacrifice total de tout ce qui fait de nous un être lié, un être relié dans un tissu : le tissu de nos relations, le tissu de notre histoire, … bref, le tissu de la vie !
2 – Comment rendre raison de la décision d’Abraham ?
J’ai choisi de découper le texte en intégrant ce qui précède l’appel d’Abraham : on y découvre la généalogie du patriarche, fils de Téra, mais on y apprend aussi d’autres choses importantes.
Le premier élément, c’est que le projet de partir vers le pays de Canaan était en fait le projet du père d’Abraham, Téra, lorsqu’il avait décidé (on ne sait pourquoi) de partir avec sa famille de Our en Chaldée (en Mésopotamie). De ce fait, lorsqu’Abraham se met en marche vers le pays de Canaan, il s’inscrit donc dans une trajectoire collective, familiale, dont il n’est qu’un des maillons. C’est peut-être ce qui explique que Dieu ne l’appelle pas par son nom : Dieu s’adresse à lui sans le nommer, finalement comme s’il s’adressait à un collectif, un « on » impersonnel.
Ensuite, il y a une bizarrerie dans ce texte qui a depuis longtemps excité la sagacité des commentateurs juifs, puis chrétiens. C’est la question de l’âge de Téra. Le texte biblique, tel que nous le connaissons, nous apprend que Téra vécut à Harran jusqu’à l’âge de 205 ans. Bien sûr, c’est un âge invraisemblable, mais ce qui est encore plus bizarre, c’est le fait qu’Abraham soit parti de Harran en abandonnant son père, qui était déjà âgé : Abraham serait même parti en dépouillant son père de ses richesses et de ses moyens de subsistances ! C’est invraisemblable. C’est pourquoi, certains manuscrits anciens mentionnent que l’âge du décès de Téra était de 145 ans, et non pas de 205. Si tel était le cas, Abraham serait donc parti juste après le décès de son père.
En tout cas, si l’on s’en tient au texte tel qu’il est, il semblerait qu’Abraham ne pouvait pas se permettre de prendre cette folle décision de partir, de son propre chef : il ne pouvait le faire sans obtenir le consentement de son père.
3 – En quoi cela nous parle aujourd’hui ?
Le premier point, essentiel pour moi, c’est que notre foi s’inscrit toujours dans un « nous ». Non, nous ne sommes pas seuls ; non, nous ne sommes pas un « je » solitaire, délié de tout attachement. Ce qui fait notre humanité, ce qui fait notre condition d’être incarné, c’est d’être relié à d’autres. Si Dieu nous appelle, ce n’est pas pour devenir un sujet égoïste, auto-suffisant. D’ailleurs, la promesse adressée à Abraham est une promesse pour d’autres (« Tu seras une bénédiction pour les autres », dit Dieu) : si Abraham est parti, c’est pour les autres, pour accomplir cette promesse d’une bénédiction pour tous, pour « toutes les familles de la terre ». Ne faisons donc pas trop vite d’Abraham ce héros romantique, qui aurait accompli de haute lutte l’exploit de partir, envers et contre tout, en vaillant cavalier solitaire !
On a trop l’habitude d’insister sur le « je » : il faut parler en « je », il faut savoir parler en « je », dit-on. En contraste de cela, j’ai tendance à penser que finalement, le mot le plus important dans la prière que Jésus nous a enseigné, eh bien c’est peut-être le premier : c’est le « notre » de « Notre Père ». Quand on prie comme Jésus nous l’a enseigné, on prie en « nous » et non pas en « je ».
Ensuite, en décidant de partir, Abraham aurait posé un acte de foi, une décision singulière prise à un moment singulier et unique de sa vie, et qui aurait eu pour effet de changer radicalement le cours de son histoire. Or ce que nous apprend une lecture large de l’histoire d’Abraham, c’est que précisément, la foi ne relève pas d’un acte héroïque, posé une fois pour toutes et qui ferait de nous (du jour au lendemain) quelqu’un d’autre que nous-même, et qui n’existait pas auparavant. Abraham n’a fait que poursuivre le projet initié par son père : cela signifie selon moi que par la foi, nous sommes appelés avec notre histoire et non pas appelés à sortir de notre histoire, ou à nous construire une nouvelle histoire.
L’autre point que je voudrais souligner, c’est que notre foi ne dépend pas (ou pas seulement) de notre petite responsabilité personnelle. La grâce de Dieu nous précède, dit-on, mais ce qui nous précède, ce qui nous entoure c’est aussi cette fameuse nuée de témoins (d’après la belle expression de l’Épître aux Hébreux), cette grande nuée de témoins de tous ceux qui se sont, avant nous et autour de nous, reconnus comme enfants de Dieu, héritiers des promesses faites à Abraham, cette vaste nuée de témoins dans laquelle nous sommes tissés et enveloppés.
Amen