Pâques pour tous, ou l’ouverture des limites humaines

Culte du dimanche 4 avril 2021 (Pâques)
Prédication par le pasteur David Veldhuizen

Textes bibliques : Marc 16,1-8 et Actes des apôtres 10,34-43

Écoutez ci-dessus ou en cliquant ici (PodCloud) l’enregistrement de la prédication.

Nous voudrions l’oublier. Pourtant, l’année dernière, pendant plusieurs mois les soins apportés au corps d’une personne décédée ont été restreints, en particulier quand cette personne pouvait être morte du coronavirus. Ces gestes revêtent pourtant une importance cruciale pour honorer celles et ceux qui viennent de s’éteindre, pour affirmer leur dignité. Au-delà de la préparation des funérailles, au-delà des rituels, il s’agit de quelque chose qui distingue notre espèce humaine. Pendant des mois donc, les cercueils ont été fermés quasiment dans la précipitation. C’est comme si des pierres avaient été roulées pour rendre impossible ces soins. Et certains en ont fait la dure expérience, les pierres qui ont fermé les tombeaux de nos proches en 2020 n’ont pas été mystérieusement écartées.

Cette réalité douloureuse, que nous n’aurions pas imaginé il y a deux ans, cette réalité douloureuse nous fait entendre différemment ces versets de l’évangile de Marc. Nous percevons davantage l’importance de la démarche des femmes. Nous comprenons aussi leur surprise, quand l’obstacle a disparu. Mais cette émotion sera vite remplacée par l’effroi, car un être étrange se tient dans le tombeau qui, sinon, aurait été complètement vide. Ce jeune homme leur fait constater l’incroyable : le cadavre n’est plus là. Il leur rappelle aussi que c’est en Galilée que la communauté des disciples est appelée à revenir, pour retrouver celui qui est revenu à la vie. C’est dans leur environnement quotidien et familier que la vie renouvelée va se déployer.

Vous le savez peut-être, les spécialistes s’accordent à dire que la version la plus ancienne de l’évangile de Marc s’arrête sur le silence et la peur des femmes ; la douzaine de versets que nous trouvons ensuite dans nos bibles a été ajoutée peu après, mais par un autre auteur. Paradoxe de cet évangile qui s’ouvrait sur « la bonne nouvelle de Jésus-Christ fils de Dieu », et qui se clôt, donc, sur un silence et une peur compréhensibles. Si aujourd’hui, deux mille ans après, nous célébrons Pâques, c’est évidemment que ce silence et cette peur ont été remplacés par des témoignages et de la confiance.

Cette conclusion « courte » de l’évangile de Marc semble donc s’arrêter juste après un bouleversement majeur. Comme si l’on parlait aujourd’hui de la Révolution française en interrompant notre récit au 15 juillet 1789, au lendemain de la prise de la Bastille ! Oui, le tombeau vide, et le rendez-vous du Ressuscité avec ses amis est un événement décisif, avec un avant et un après très distincts. Mais face à ce mystère, un peu de temps est nécessaire pour réaliser à quel point, comme promis, toutes choses ont été faites nouvelles.

Alors que les mois ont passé, l’apôtre Pierre n’a pas encore saisi toutes les conséquences de la Résurrection. Dans le texte des Actes des apôtres que nous avons entendu, il s’adresse, comme prédicateur, à un centurion romain et à ses proches. Corneille – c’est le nom de ce centurion – a reçu une vision, et va faire chercher Pierre, qui, lui aussi, a reçu une vision l’encourageant à rejoindre cet officier.

Il est important de bien percevoir qui sont ces deux personnages au moment où ils se rencontrent. Corneille, encore une fois, c’est un officier romain, en territoire occupé. Il « craint Dieu », c’est-à-dire qu’il s’est approché du judaïsme, mais il n’est pas Juif lui-même. Il occupe une fonction importante, prestigieuse, et sa carrière, son statut, son identité même, dépendent de sa obéissance et de sa loyauté envers César. Or rappelons-nous qu’à cette époque, l’empereur romain doit être vénéré comme une divinité. Corneille est de plus chargé de faire respecter la paix romaine, c’est-à-dire qu’il doit réprimer toute tentative de contestation de l’ordre impérial, et, en tant que soldat, son mode d’action premier est bien la force des armes. Quand nous comprenons bien cela, nous saisissons que l’intérêt de Corneille pour le Christ et la question de sa conversion sont bien plus risquées que pour des non-chrétiens aujourd’hui en France. Il remet en cause le système qui lui donne du pouvoir et une certaine sécurité, il pourrait appeler « Seigneur » quelqu’un d’autre que l’empereur, il s’approche de la foi d’un peuple qui voit en lui un ennemi…

En effet, pour Pierre, ce Juif ami de Jésus, impulsif, enthousiaste, mais aussi celui qui l’a renié trois fois avant la croix, pour Pierre, cette rencontre avec Corneille est tout sauf évidente. A cette époque, Pierre pense que la Bonne Nouvelle est adressée au peuple de Dieu, c’est-à-dire selon lui, aux Juifs uniquement, ou très prioritairement. C’est d’ailleurs envers eux que Pierre comprend sa mission d’annonce de l’Évangile, dont le cœur est bien entendu Pâques, cette humiliation transformée en sujet de gloire divine. Mais ce jour-là, face à Corneille, dans son discours, Pierre se souvient des prophètes qui avaient annoncé que Dieu était prêt à pardonner à tous ceux qui se tournaient vers lui, sans considération pour leur peuple ou leur religion d’origine. Pierre se souvient aussi probablement, même s’il ne les mentionne pas, de toutes ces personnes que Jésus est allé voir, soigner, et enseigner, au-delà des frontières du peuple juif. Oui, Pierre comprend à ce moment que « Dieu n’avantage personne », qu’il n’a pas de préférés. Il l’avait entendu, mais ce jour-là, devant celui qui symbolise l’ennemi, cette idée plus ou moins abstraite prend un sens nouveau, radical. Pierre n’est pas l’apôtre Paul, mais encore une fois, en rencontrant Corneille, il constate la bienveillance de Dieu pour toutes ses créatures. Il observe que le Ressuscité s’est fait connaître de ses amis, et non de tout le monde, mais que le Vivant a confié aux apôtres la mission de témoigner dans le monde entier de ce qu’ils avaient vu. Et il prend conscience qu’avant, son monde était divisé entre « eux », et « nous » ; et que devant Dieu, ces catégories n’ont aucun sens : tous, nous sommes à lui.

Que Dieu accueille tous ceux qui se tournent vers lui, ce n’est pas nouveau. Cette idée est déjà présente dans le Premier Testament. Et pourtant, à Pâques, le monde d’avant éclate. D’ailleurs, les évangiles nous rapportent bien que le premier humain à voir dans le crucifié quelqu’un venant de Dieu, c’est un autre centurion romain, à Golgotha ! Oui, à la Croix et ensuite, les critères identitaires que les humains affectionnent sont renversés. Pâques anéantit les limites de la communauté telles qu’un groupe humain peut les comprendre, entre « les nôtres » et les « autres », entre les « purs » et les « impurs », entre ceux qui vivent pleinement du pardon et ceux qui sont condamnés à mort.

Et nous, en quoi notre identité est-elle mise au défi par l’événement de Pâques ? Sommes-nous comme Corneille, prêts à risquer nos privilèges pour vivre de la confiance, dans le service, à l’appel de l’Évangile ? Sommes-nous comme Pierre, avant cette expérience, fiers et un peu orgueilleux d’appartenir à un groupe qui a reçu depuis longtemps le témoignage de la fidélité et de l’amour de Dieu ? Sommes-nous comme Pierre, là encore avant cette conversion, à penser d’abord à notre club et à sa survie, à ce qui constitue, selon nous, notre identité ? Pensons-nous à cela au lieu d’accepter justement l’identité que Dieu nous donne, la mission à laquelle il nous appelle, celle d’être des témoins auprès de ceux qui ne sont pas des nôtres ? Sommes-nous, alors, comme l’apôtre après cet épisode, reconnaissants pour cette identité et cette communauté nouvelles ? Oui, c’est bien notre identité qui est en jeu, car nous nous définissons au moins en partie par nos appartenances. Sommes-nous donc des frères et des sœurs du Ressuscité, dans une famille définie par notre Dieu et son amour, et uniquement par lui ? En tant qu’église, sommes-nous frileux, jaloux de notre héritage, ou sommes-nous comme Corneille, prêts à risquer notre confort pour la vérité, pour la vie avec Dieu ?

Le choix est-il aussi binaire ? La croix nous donne un élément de réponse, que Pierre souligne : sur le bois, Jésus a connu la pire humiliation de son temps ; et « Dieu l’a ressuscité le troisième jour », symbole de la plus grande gloire qui soit. Pâques n’est pas la célébration de la demi-mesure, du compromis, du confort. C’est la fête du témoignage radical, de la prise de risque, de la vie triomphante. Le Christ est vivant. N’étouffons pas à petit feu son Évangile, mais partageons avec audace, espérance et confiance, partageons sans compter, partageons vraiment ce souffle d’ouverture. Amen.

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