Au désert, laisser nos regrets, avancer en confiance

Culte du dimanche 21 février 2021
Prédication par le pasteur David Veldhuizen

Textes bibliques : Marc 1,12-15 et Exode 17,1-7

Écoutez ci-dessus ou en cliquant ici (PodCloud) l’enregistrement de la prédication.

Frères et sœurs,

Au moment du Carême, nous sommes souvent invités par la Bible à un détour par le désert. Ce matin, en complément de l’évangile de Marc qui nous raconte en trois phrases les quarante jours que Jésus a passé au désert, j’ai choisi de relire l’un des passages de l’Exode qui revient sur les quarante années que le peuple hébreu, alors sorti de l’esclavage, allait passer avant d’entrer dans la Terre Promise.

Le Premier Testament ne nous donne pas une chronique détaillée sur ces quatre décennies durant lesquelles un renouvellement générationnel des Israélites a lieu. Avant cela, mais quand même trois chapitres après notre passage, une Alliance sera conclue au mont Sinaï, alliance qui se concrétisera au quotidien par un ensemble de paroles et de règles. C’est ce qu’on appelle la Loi. Elle donne des pistes pour vivre ensemble et pour vivre libre, des pistes pour respecter Dieu et pour prendre soin de son prochain, des pistes pour vivre digne et pleinement devant les autres et devant le Seigneur. Mais si les Israélites sont sortis de l’esclavage, s’ils s’apprêtent à être au bénéfice de cette Alliance merveilleuse que leur propose le Seigneur, ils n’en demeurent pas moins humains. C’est pourquoi les livres du Pentateuque nous rapportent les difficultés de ce peuple choisi par Dieu, à qui une terre a été promise, mais qui, pour l’instant, se retrouve à cheminer dans le désert, dans un environnement hostile.

En effet, les Israélites vont manquer de nourriture. Elle leur sera accordée sous forme de manne et de cailles ; nous lisons cela au chapitre 16, avec des règles de partage et de non-accumulation qui organisent l’attention au plus faible et invitent à une confiance en la providence divine. Au chapitre 17, dont nous avons entendu le début, c’est l’eau qui va se faire rare, situation encore plus critique que la nourriture. L’histoire se répète : constat du manque, critique adressée à Moïse, regrets exprimés quant à l’abondance en Égypte, ordre donné par Dieu à Moïse d’accomplir un geste, réponse de l’ordre du prodige, qui comble le manque. Dans notre texte, à la différence de l’histoire de la première manne, il y a une conclusion : le lieu de cet incident va être baptisé, en « massa » et « meriba », provocation et querelle. L’enjeu n’est évidemment pas topographique, il ne s’agit pas d’identifier géographiquement où cela s’est produit, mais plutôt, de façon symbolique, de ponctuer le cheminement du peuple. « Décider comment on appelle tel événement, comment on l’inscrit dans les mémoires, et quelle étape d’un processus il marquera dorénavant est décisif à tous points de vue. En effet, les mots servent non seulement à lire et à interpréter ce qui est en train de se passer, ils ont [également] une dimension performative. Ils participent de l’appréhension de la réalité même qui est vécue. » (Gérard Janus, in Lire & Dire 127)

Oui, quand nous manquons de quelque chose, très fréquemment nous entrons dans un registre critique. Nous Français sommes très performants dans cette discipline. Dans notre société de consommation, d’abondance, de gaspillages criminels tant à l’égard des plus défavorisés que des générations jeunes et à venir, le manque est insupportable, incompréhensible même. Rappelez-vous, il y a une dizaine de mois, la colère de beaucoup, et j’en étais, au sujet de la rareté de ces masques que nous portons désormais tous les jours. Parfois, la pénurie aurait pu être évitée. Mais le manque est pourtant indissociable de notre condition humaine : nous manquerons de temps ou de santé, comme nous ne pouvons pas tout exploiter sur une planète aux ressources considérables mais quand même limitées. Bref, le manque définit notre condition humaine ; et, comme je le disais, ce manque nous est pourtant insupportable.

En ce début de Carême, mais aussi à quelques semaines de l’ouverture d’un processus de réflexion, au sein de notre église locale et plus largement, saisissons cette question : de quoi avons-nous manqué dans notre vie spirituelle depuis une année ? Oui, frères et sœurs, parmi ce dont nous avons été privé, quelle absence a occasionné la plus grande souffrance pour chacune et chacun d’entre nous ?

Peut-être avons-nous aussi eu des moments de ressentiment envers tel ou tel responsable. Heureusement, dans notre paroisse, le président du Conseil et le pasteur ont à priori été moins pris à partie que Moïse dans le désert ! Mais encore une fois, le manque, même s’il est inévitable, peut être vécu dans la souffrance, et celle-ci doit pouvoir s’exprimer. La colère est plus ou moins bien dirigée, sachons discerner ce qui la suscite plutôt que de nous attarder sur sa manifestation.

Comme le peuple israélite, le manque prend parfois toute la place. Et c’est compréhensible : manquer d’eau au désert, c’est grave, et combler ce besoin devient légitimement la priorité. Pourtant, une attitude constructive n’est pas toujours possible, car la souffrance et/ou la colère peuvent déboucher sur des regrets. La nostalgie de l’Égypte assaille ce peuple devenu nomade. La même difficulté apparaîtra au temps de Néhémie, quand un retour d’exil est possible : Néhémie devra insister pour qu’un nombre significatif de déportés acceptent de revenir à Jérusalem pour repeupler la ville ! Une question sous-jacente surgit en effet : « Pourquoi faut-il quitter un pays où l’on est très bien, où l’on a suffisamment à manger, même si l’on n’est pas libre ? [Le spécialiste du Premier Testament] Thomas Römer fait remarquer que l’on ne répond jamais à [cette] question dans le Pentateuque ! Elle reste ouverte ! » (G. Janus, op. cit.)

Tout dépend en fait quand la question est posée. Est-ce au moment de faire un choix, entre un présent proche d’un passé connu, et un avenir inconnu ? Ou est-ce après un basculement, comme ici après la sortie d’Égypte, ou, pour nous, après l’irruption de la pandémie dans nos vies ? La situation d’avant peut alors être regrettée, mais le chemin parcouru depuis rend impossible un retour en arrière.

Pas de retour en arrière. C’est vrai pour les Israélites dans le désert. C’est vrai pour les croyants après Pâques. C’est vrai pour notre église, locale mais bien plus largement aussi, depuis la sécularisation et la déchristianisation de l’Occident. C’est vrai pour notre monde depuis la crise sanitaire. C’est vrai pour notre espèce alors que s’accélère le réchauffement climatique et qu’augmentent les risques d’effondrement de nos systèmes. Regretter le passé, c’est possible. Mais cela n’aide pas à affronter le présent, à prendre confiance pour l’avenir.

Or dans le désert, quand la nourriture ou l’eau viennent à manquer, Dieu va pourvoir. C’est le cas pour le peuple hébreu pendant les quarante années avant l’entrée dans la Terre promise, c’est le cas pour Jésus pendant les quarante jours qui précèdent le début de son ministère. A son sujet, Marc nous précise que le Nazaréen était en compagnie de bêtes sauvages. Ces bêtes incarnent-elles les menaces qui pèsent sur l’intégrité de l’être humain ? Ou suggèrent-elles une cohabitation inattendue mais apaisée entre les différentes espèces ? Mystère ; à chacun de choisir l’interprétation qui lui semble la plus appropriée. L’évangéliste écrit également que « des anges le servaient », ce que nous pouvons comprendre ainsi : Jésus n’a pas été abandonné par son Créateur, et il a disposé de ce qui était nécessaire pour survivre dans un tel environnement.

Dieu pourvoit. Si tout à l’heure, je vous invitais à nommer les manques qui vous ont fait souffrir depuis un an – si l’on pense aux contraintes sanitaires – , ou depuis plus longtemps si on a à l’esprit d’autres évolutions, il est maintenant temps de regarder aussi tout ce qui nous a permis de continuer, malgré cette absence, malgré ce manque. Oui, nous avons été nourris, hydratés, nous poursuivons notre route malgré l’hostilité ou la dureté de l’époque. Le regard sur le passé est alors tout autre : il n’est plus question de regret, mais de reconnaissance, et d’espérance. Reconnaissance pour ce qui a été donné, espérance car Celui qui pourvoit est fidèle et il nous aime.

Nous faudra-t-il nommer ce temps d’introspection ? Notre calendrier liturgique nous aide : en effet, le Carême est justement un temps de quarante jours durant lequel nous sommes invités à faire l’expérience d’un manque, d’un manque choisi, non pas pour la performance, ou le mérite de l’endurance, mais pour permettre un bilan, pour discerner plus clairement l’essentiel, la priorité. Ce manque peut aussi être un bruit réduit, un silence plus affirmé, comme au désert. Peut-être que durant cette période, nous serons pris de colère, notamment envers nous-mêmes. Peut-être regretterons-nous des témoignages que nous n’avons pas osé. Mais à Pâques, nous nous souviendrons que Dieu peut prendre place dans nos failles, nos manques. Nous nous souviendrons de la grâce première, inconditionnelle, ultime, du Christ en croix puis hors du tombeau.

Nous avons l’impression de traverser un désert, nous craignons de manquer, et donc de mourir ? Ce n’est pas nouveau. Dieu a accompagné les Israélites, Dieu a pourvu à leurs besoins, Dieu les a conduits à la Terre promise. Au désert, les anges ont accompagné Jésus, ils lui ont donné de quoi subsister, et le Christ a ouvert le Royaume de Dieu à l’humanité. Aujourd’hui, Dieu nous accompagne dans notre dénuement, il nous inspire à prendre soin les uns des autres, et il nous invite, encore et toujours, à l’espérance et à la confiance. Amen.

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