Culte du dimanche 6 février 2022
Prédication par le pasteur David Veldhuizen
Texte biblique : Luc 5,1-11
Bien-aimés en Christ,
Quand nous faisons la connaissance de quelqu’un, nous jugeons important de savoir à quoi il ou elle consacre ses journées : quelle est son activité, son métier, quel poste occupe cette personne, se déplace-t-elle beaucoup, éventuellement quels sont ses engagements associatifs ou autres ? Nous aimons aussi savoir à quoi ressemble son foyer : cette personne est-elle mariée, a-t-elle des enfants, des petits-enfants, etc. ? Oui, même à gros traits, et bien souvent avec des à priori plus ou moins exacts, nous apprécions de pouvoir nous représenter le quotidien de celle ou celui que nous apprenons à connaître. Nous essayons de nous imaginer les capacités et les préoccupations de notre interlocuteur. Nous identifions des repères.
Aujourd’hui, l’évangile selon Luc nous convie à un temps d’enseignement de Jésus, qui s’invite dans la barque d’un pêcheur, puis qui agit comme étant le patron de ce même pêcheur. La pêche, justement, qui avait été infructueuse, fait l’objet d’une nouvelle tentative, à la demande de Jésus, et cette fois-ci, les poissons se font prendre au point que les filets menacent de craquer. Puis quelque chose de décisif se joue entre Jésus et ce pêcheur et ses compagnons. Leur quotidien, soudain, a basculé.
Revenons au début de ce passage. On peut déjà remarquer quelque chose. Chez Marc, Jean, et j’ajouterais Matthieu à l’exception d’une phrase, Jésus commence son ministère d’enseignant et de guérisseur après avoir appelé ses premiers disciples. Luc, lui, compose son récit en suggérant que Jésus a d’abord enseigné et effectué des guérisons pendant un certain temps, avant de s’entourer de compagnons de route. Autrement dit, Simon, Jacques et Jean ont peut-être eu des échos de ce que Jésus avait pu dire ou accomplir. En tous cas, ce groupe de pêcheurs ne fait pas partie de la foule qui se presse autour de Jésus. Oui, il y avait des hommes et des femmes qui avaient interrompu leurs activités – à moins qu’ils n’aient rien eu de mieux à faire – des hommes et des femmes qui avaient interrompu leurs activités pour se mettre à l’écoute de Jésus, au moins quelques instants ou quelques heures. Il est certain que les « divertissements » étaient à l’époque moins diversifiés qu’en ce vingt-et-unième siècle, mais tous ne pouvaient pas se permettre de bouleverser leur journée pour écouter un rabbi ou observer un guérisseur particulièrement étonnant.
Les premiers versets de ce chapitre présentent en effet deux attitudes distinctes. La foule est au moins curieuse, probablement dans l’attente, disponible tout de suite, volontaire. Les pêcheurs, de leur côté, vaquent à leurs occupations ordinaires, et on imagine leur fatigue, qui nous est racontée plus tard : ils ont travaillé toute la nuit sans succès, et ils sont en train de laver leurs filets quand Jésus leur demande d’utiliser leurs barques pour pouvoir délivrer son enseignement. Les pêcheurs sont donc sur leur lieu de travail, dans leur quotidien, à minima frustrés et fatigués par leurs efforts inutiles pendant la nuit, peut-être préoccupés de ce qu’ils allaient pouvoir manger ou vendre… A priori donc, ils se trouvent dans un état d’esprit bien différent de celui de la foule. Pourtant, Simon s’est montré disponible : il n’a pas refusé l’hospitalité de son embarcation à cet inconnu. Cette hospitalité est importante, car elle a peut-être donné l’espace pour qu’une relation se noue. Quand Jésus dit à Simon d’avancer en eau profonde et de jeter les filets pour pêcher, il lui donne un ordre précis, un ordre à mettre à exécution immédiatement. Pour parler de cet ordre donné, Luc utilise le verbe « dire » en grec, un verbe banal, sans relief. Quand Simon répond à Jésus en objectant n’avoir rien pêché de toute la nuit, il emploie le même verbe. Mais Simon ajoute « Sur ta parole » dans notre traduction, et en grec, en effet, c’est aussi un autre mot (rêma) qui apparaît, un mot qui, dans le Nouveau Testament, fait souvent référence à la parole vivante, agissante et digne de confiance de Jésus. Simon reconnaît à ce moment que Jésus ne fait pas que « dire » : ses paroles comportent une certaine autorité. Encore une fois, Simon était probablement fatigué et découragé, et pourtant, le propriétaire de la barque obéit à cet inconnu… Quelque chose en lui a dû se produire pour que les mots de Jésus lui inspirent confiance. Avant même que les poissons s’accumulent dans les filets, que les barques s’enfoncent sous le poids des poissons, l’échange entre Simon et Jésus est un exemple d’hospitalité et d’une relation qui s’élabore. Et nous saurons par la suite que ce n’est pas n’importe quelle relation !
Comment comprendre autrement le fait que Simon et ses associés acceptent de répéter une nouvelle fois leurs efforts ? Ce sont eux les professionnels, d’ailleurs ils étaient partis pêcher de nuit, dans de meilleures conditions qu’en plein jour… Pour l’instant, la rencontre avec Jésus a pour conséquence… de répéter ce qu’ils ont l’habitude de faire. Cette habitude est rationnelle : combien de fois, avant cette nuit-là, avaient-ils pêché de façon à pouvoir en vivre ? Sûrement des centaines et des milliers de fois. Ces habitudes ne sont donc pas absurdes, mais parfois elles nous conduisent à des impasses. Ce jour-là, comme je le disais, alors que quelque chose de neuf est en train d’apparaître, il faut quand même accomplir à nouveau des gestes familiers, même si l’heure ne s’y prête pas vraiment.
Aux yeux des pêcheurs, soudainement, la confiance accordée à Jésus devient justifiée : les filets se remplissent et menacent de se rompre. Ils doivent se mettre à deux barques, qui s’enfoncent, pour rassembler leurs filets. Simon et ses compagnons comprennent alors qu’ils n’ont pas seulement accueilli un maître spirituel ou un guérisseur doué, mais quelqu’un qui va changer leur vie. Oui, leur quotidien va basculer. Jésus le confirme, d’abord avec cette expression si fréquente dans la Bible, si fréquente parce que nous avons besoin de l’entendre de multiples fois : « N’aie pas peur », puis il précise : « désormais, ce sont des êtres humains que tu prendras. » Aussi énigmatique qu’elle soit, cette phrase suffit : Luc nous raconte que la flottille rentre à terre ; que Simon, Jacques et Jean « laissent tout et le suivent. » Quelques heures auparavant, leur quotidien ne prévoyait pas de tout laisser derrière soi pour suivre un quasi-inconnu… Désormais, ils vont accompagner cet homme qui sort de l’ordinaire, ils vont être les premiers bénéficiaires de son enseignement, les témoins de ses miracles, et plus tard encore, ils seront ceux qui prendront le relais de l’annonce de la Bonne Nouvelle. Oui, ce qui se joue alors est décisif, c’est un véritable bouleversement.
Vous l’avez remarqué, j’ai mentionné plusieurs fois cette question du « quotidien », car il me semble que cet épisode raconté par Luc nous permet de réfléchir à la façon dont le Christ et son message prennent place, très concrètement, dans nos vies. Un peu schématiquement, je distinguerais trois modalités.
La première, c’est celle des pêcheurs lavant leurs filets. S’ils ont entendu parler de Jésus avant, cela n’a pas suffi pour interrompre leurs habitudes, et on peut les comprendre car il faut bien gagner sa vie ! En fait, c’est la situation de celles et ceux qui n’ont jamais entendu parler de Jésus, ou qui en ont entendu parler mais ne pouvaient pas saisir qu’il était si différent. D’autres leur raconteraient, éventuellement, mais on n’allait pas s’arrêter de travailler pour chaque guérisseur… Sûrement ne se sont-ils pas sentis concernés. Le quotidien, ici, ne change pas.
La deuxième attitude, c’est celle de la foule. On ne connaît évidemment pas ses réelles motivations : se nourrir de la sagesse de Jésus, ou être témoin de phénomènes incroyables ? Bien sûr, les deux, ou encore d’autres choses, recherche spirituelle ou curiosité pour le sensationnel ? Il y a probablement, au moins en partie, cette idée que de suivre Jésus, au moins quelques heures, donne la chance d’avoir quelque chose à raconter, de pouvoir dire « j’y étais », « je l’ai vu », « je l’ai entendu ». Le quotidien, dans cette attitude, est enrichi de quelques anecdotes qui peuvent flatter l’ego de celui qui les raconte mais qui donner aussi un peu de relief aux jours qui passent.
Et puis il y a cette troisième attitude, celle de Simon acceptant de prendre Jésus à son bord, puis de lui obéir en repartant jeter les filets… puis en laissant tout derrière lui. Cette attitude dépend directement d’une rencontre entre une disponibilité, une hospitalité d’un côté, et un appel audacieux et pourtant générateur de confiance de l’autre. Le quotidien est alors transformé : les gestes habituels ne donnent plus les mêmes résultats, et même, on peut oser tout laisser derrière soi pour suivre, uniquement avec confiance, celui qui vient de Dieu.
Et vous, frères et sœurs, en quoi l’Évangile impacte-t-il vos existences, vos activités de chaque jour ? Par moments, nous sommes sûrement indifférents. A d’autres moments, nous sommes des « consommateurs » de la Bonne Nouvelle. Et, je l’espère, souvent, nous nous faisons les pécheurs d’hommes et de femmes, les ouvriers de la moisson, les témoins de l’Évangile auprès de nos contemporains. La question a aussi une pertinence pour nos communautés : quelle place ménageons-nous pour accueillir l’inconnu dans nos activités ? Dans quelle mesure nous organisons-nous entre acteurs d’un côté et spectateurs de l’autre ? Pourquoi persévérons-nous dans des efforts parfois vains : est-ce par entêtement, par paresse, par confort, ou est-ce après avoir été renouvelés par une parole fiable, source d’espérance ? Jusqu’à où sommes-nous prêts à bouleverser nos repères pour répondre à l’appel d’aller, avec le Christ, sur les chemins, à la rencontre de nos prochains ? Osons accueillir Jésus dans nos barques, osons jeter à nouveau les filets, osons changer pour être au service de l’humanité et de la Création. Amen.